Carnets poïétiques - Ce que je sais des berges

« Dans les bras de Satie » – La trame sonore

Vous pouvez consulter le résumé de la nouvelle ici.

S’arrimer à la musique pour écrire, c’est inhérent à mon processus créateur, depuis presque trente ans maintenant.

La trame sonore induit un rythme, campe une atmosphère, crée un univers. Elle  permet aussi de voyager du réel à l’imaginaire. Quand on revient dans la vie courante, pour annoter des travaux d’étudiants, faire les courses ou nourrir les chats, par exemple, il suffit ensuite de remettre ses écouteurs pour être de nouveau transportée dans l’ailleurs – et se remettre en posture créatrice.

Oui, pour moi, la musique est un lieu

Mais il convient d’abord de chercher la trame sonore qui conviendra. Chaque texte ou chaque recueil commande la sienne, dès les premiers mots. Tout dépend des projets; pour Eaux troubles, chaque nouvelle appelait une chanson différente, tirée de plusieurs disques passant de la musique du monde au rock progressif; pour Les ovaires, l’hypothalamus et le cœur, j’ai écrit en grande partie avec We sink, de Sóley. 

Parfois, je tourne en rond, dans ma discographie comme dans le premier jet du texte.

Au début de l’été 2019, quand j’ai commencé à écrire la nouvelle qui devait être livrée à l’équipe du BREF le 15 juillet, suivant le calendrier établi dans le cadre de notre projet, Satie s’est imposé rapidement. Pour ses annotations singulières sur les partitions, qui me fascinent, d’une part. De l’autre, pour le côté mystique et minimaliste de certaines de ses œuvres. 

Vexations convenait parfaitement à l’immobilité du personnage en fauteuil roulant qui s’était imposé à moi : 

« Pour se jouer 840 fois de suite ce motif, il sera bon de se préparer au préalable, et dans le plus grand silence, par des immobilités sérieuses. »

Érik Satie, Vexations (note de l’auteur sur la partition)

Transcription de Bernard Dewagtere trouvée en ligne à cette adresse : http://www.free-scores.com/download-sheet-music.php?pdf=47524

La trame sonore a aussi dicté le ton, que j’ai voulu un peu énigmatique, à la fois onirique, poétique et envoûtant. Et le rythme, qui pouvait s’inspirer de cette mesure à treize temps répétée et répétée 840 fois (par un même interprète ou plusieurs, car elle demande d’être au piano pendant une ou deux dizaines d’heures).

Le titre s’est bientôt écrit de lui-même : « Dans les bras de Satie ». Et, déjà, le rythme m’était donné et convenait à la lente répétition du ressac (qui me fascine tant), et la métaphore du métronome s’est imposée d’emblée quand j’ai eu trouvé la voix de la musicienne qui interpréterait la partition, donnant suite à une étrange commande d’un mécène mélomane condamné à l’immobilité, dans son fauteuil roulant :

« Vous me voulez de dos, cintrée dans une robe de satin bleu-noir qui me sera livrée par la poste.

Vous ferez déménager le piano sur la grève.

Deux mille dollars pour jouer Vexations de Satie toute la nuit, sans interruption.

Invraisemblable, mais inespéré, ce contrat, en début d’été caniculaire où mes jeunes élèves troquent les gammes et les arpèges pour le maillot, la pelle et le seau. »

D’abord, en écrivant, il me fallait écouter Vexations en boucle (dans plusieurs versions, d’abord : celle de Klara Körmendi et de Jean-Yves Thibaudet; puis, en privilégiant celle-ci, de Fumio Yasuda. M’imprégner concrètement de la musique m’a permis d’aller jusqu’à calquer la mélodie du texte sur la phrase musicale, dans ce passage, tout particulièrement :

« Pendant plus de sept heures, mon métronome a été le ressac.

Présenter d’abord le thème de la basse. Do, la dièse, si bémol, ré dièse, sol. Entrer dans le dédale de cette phrase infinie comme le firmament, le premier accord plaqué à la brunante et les dernières notes éteintes avec l’aube. Reprendre encore et encore la même mesure à treize temps, obsessive, lancinante et définitive en offrande à la lumière bleutée du solstice, répéter l’unique motif des centaines de fois à contretemps de la nuit, m’abandonner à la litanie de l’eau sans perdre le fil invisible qui me relie au clavier, respecter la cadence de la marée qui se retire, puis remonte, en faisant fi de votre volupté, des miaulements de votre Chat lune, des effluves iodées du varech, des pleurs des goélands et du chant d’amour des rainettes, do, lado dièsesi bémolré dièsesol, suivre la mélodie comme un labyrinthe atonal dont les murs seraient les touches noires et blanches du piano, ré bécarre, do bécarre, ré dièse, sol bémol, plaquer les mêmes accords encore et encore, do dièse, fa bécarre, si bécarre, sol bémol, dans un lent corps à corps avec l’ivoire et l’ébène, ré dièse, do bémol, mi bécarre– quart de soupir – et recommencer. »

Enfin, on peut sans doute tisser un lien entre le minimalisme de la musique et l’esthétique de la brièveté.

Car ma nouvelle, comme c’est très souvent le cas, n’allait pas dépasser quatre pages.

– Camille Deslauriers

2 réflexions au sujet de “« Dans les bras de Satie » – La trame sonore”

  1. C’est très vrai, que la musique permet de « retourner » plus vite à un univers. Même si j’écris presque toujours dans le silence, il m’arrive malgré tout d’associer des pièces à des textes. Je les écoute en préparant mon espace, en versant mon café, en ouvrant le document à l’ordinateur ou mon cahier d’écriture. Quand j’éteins la musique, j’ai l’impression de la poursuivre dans l’écriture. Mais je laisse cela beaucoup au hasard.
    Que tu cherches ainsi la trame sonore de chaque texte est très intéressant.

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    1. Pour ma part, la musique est vraiment optionnelle. Mais il m’arrive que j’en ressente le besoin, parfois à mi-chemin dans l’écriture d’un texte. Ça s’impose, sans que ça devienne une habitude. Dans ces cas-là, je dois, moi aussi, chercher la bonne chanson, le bon album. Rien de pire qu’une mauvaise ambiance sonore pour écrire.

      Dans ce texte-ci, ce qui est particulier, c’est que la musique fait vraiment partie du texte. Souvent, seule l’écrivaine sait qu’elle a écouté telle ou telle pièce pendant qu’elle écrivait, on ne pourrait pas le deviner en lisant simplement le texte. Mais ici, la musique est un élément du récit, elle le modèle – et de plusieurs façons, comme tu l’expliques. Elle crée, comme tu le dis aussi, un autre lieu (musical), une bulle que tu as campée à la Pointe-aux-Anglais, et qui a transformé cet espace que nous connaissons toutes, même dans le réel. Pour ma part, cette introduction du piano sur la grève a changé la vision que j’avais de cet endroit. Quand j’y suis retournée la dernière fois, je crois que je n’aurais pas été surprise de le retrouver dans le sable. Il fait maintenant partie de « ma » Pointe-aux-Anglais.

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