Carnets poïétiques - Ce que je sais des berges

« Entre deux anémones » – Ou les coulisses d’une chambre liquide

Vous pouvez consulter le résumé de la nouvelle ici.

Pointe-aux-Anglais, fin d’août 2018, sortie dans une posture géopoétique. Notre première. 

Jouer les chèvres sur les récifs en compagnie de trois doctorantes pas mal plus en forme que moi pour nous rendre à la première crique. Ouf. Vraiment pas pour moi, l’escalade. Ma sortie géopoétique s’apparentera plutôt à une flânerie.

Assise sur la grève, j’attends mes assistantes pendant qu’elles explorent les autres anses.

Les mains et les pieds dans le sable chaud. Parce que tout commence par les sens, toujours. La vue, l’ouïe, le toucher. Le toucher, surtout. Essayer d’être attentive. De rendre compte des textures et des sensations pour prendre des notes. Être aussi près de la mer, quand je veux, depuis que j’ai ce poste de professeure à l’UQAR : un privilège. Chaque fois, cette promesse que je me fais : un jour, je demeurerai au bord de la mer. Pour le ressac, précisément. Son ressac qui m’apaise.

Habiter au bord de la mer.

Habiter la mer.

A posteriori, après avoir soumis la nouvelle aux autres membres du collectif (Joanie Lemieux; Françoise Picard-Cloutier et Valérie Provost), je me demande si l’idée de la chambre liquide, dans mon texte « Entre deux anémones », ne viendrait pas de là, de ce désir de vivre et de respirer sous l’eau. Ou d’y mourir. Je l’ai toujours dit : si, pour une raison ou une autre, je devais décider comment terminer mes jours, entre toutes les morts, c’est la noyade que je choisirais. 

Si j’habitais au bord de la mer, je chercherais à faire de ma maison une immense grève. Bois poli, coquillages, verre de tempête, algues séchées, étoiles de mer. J’en viendrais à ne plus savoir où mettre mes trésors de marée basse. Car mon rapport au territoire est balisé de ce besoin constant de toucher, de rapporter quelque chose, d’avoir du concret dans mes poches, comme autant d’empreintes de chacun des endroits où je vais, que j’aime ou que je visite – mais « empreintes », ici, n’est pas le bon mot. Il faudrait son contraire exact. Or, le terme « empreinte » n’a pas d’antonyme, si je me fie au logiciel Antidote

L’an dernier, lors de mon séjour de recherche-création à La Rochelle (en vue d’écrire le premier jet du roman L’Anziana, qui se passera en partie dans cette ville), après une énième collecte de cailloux et de coquillages, près du Café de la plage, à Sablanceau (Rivedoux, île de Ré), j’avais pris cette photographie (voir ci-dessous), et noté : se demander comment faire pour ne pas ramener l’océan Atlantique ni l’île de Ré dans ses bagages

« L’île de Ré dans mes poches ». Ça ferait un bon titre.

Quoi qu’il en soit, de l’île de Ré à l’île Saint-Barnabé, en passant par l’île aux Amours, toujours, je rapporte trop d’artéfacts.

Mea culpa : ramener des coquilles et des minéraux de l’île de Ré dans mes bagages en avion au Québec. Surtout, n’allez pas le dire aux douaniers.

L’île de Ré dans mes poches, crédit photographique : Camille Deslauriers

Quelques traits, deux couleurs, une œuvre d’art. Et une deuxième, juste à côté. En guise de toile de fond : deux grosses roches rugueuses. 

Un cheval rose avec des cheveux rouges et des sabots bleu-pastel. Le ventre proéminent. Sans doute une jument. 

On dirait un cheval à deux têtes. Ou un chien. Ou une chèvre. 

Le dessin est signé en bleu. Dina, Gina, Nina, Tina, Mina ? Un prénom de quatre lettres, en tout cas. 

Et cet oiseau impressionniste. Un corbeau ? Un rouge-gorge ? Un « M » à l’horizontale et deux traits pour le bec. Un oiseau qui serait presque abstrait, si ce n’était du bec à demi ouvert. 

Un dessin au pastel gras. L’autre aux sanguines. 

Visiblement, un adulte un enfant. J’imagine un père et sa fille. Peut-être Rose et Romjy Romjy?

Cet anthracite, ce brun rouille tirant sur l’orangé me rappellent les animaux mythiques des cavernes préhistoriques. 

Ces œuvres survivront-elles aux marées ? Aux intempéries de l’hiver ? Leurs couleurs s’envoleront-elles avec la fin de l’été, avec la neige, avec la nuit, avec le vent, avec mon souffle ? L’envol des animaux de roc. Une belle idée de laquelle je pourrais partir. La lourdeur devenue légèreté. La lourdeur ailée. Et soudain, j’entrevois Le Château des Pyrénéesde Magritte, au dessus des flots, à La Pointe aux Anglais.

La prochaine fois, moi aussi, j’apporterai mes crayons de cire. 

La ménagerie de roc, crédit photographique : Camille Deslauriers

Tentative. 

Ce serait l’automne. Elle resterait couchée là, à côté d’un cheval rose à deux têtes. Doucement, elle se laisserait prendre par l’eau qui monte, grande main glaciale sur son corps. Ce serait un bel endroit pour mourir. Au passage des oies blanches, l’âme chevaucherait ce cheval rose à deux têtes. Ou ce corbeau zébré qui chante une seule note, la même, toujours : un fa dièse funeste.

Trop cliché, trop attendu, le suicide par noyade, il me semble. « Cherche encore », comme j’écris parfois à mes étudiant.e.s, dans les marges de leurs textes de création. 

Tourner autour de la folie et de la dépression – un thème récurrent dans mon œuvre (« L’âme végétale », Femme-Boa; « Après l’après », Femme-Boa; « Cendres de soi », Les ovaires, l’hypothalamus et le cœur, et bien d’autres inédits). 

Chaque jour, la femme viendrait nourrir sa ménagerie de roc. 

Pendant cinq ou six pages, j’ai l’impression que je tiens ce qui pourrait devenir la matrice du texte. Deux pierres et un titre – « La ménagerie de roc » – constituent mon point de départ.

Mais les idées, chez moi, sont comme du limon. Elles se déposent très lentement.

Et la lecture du texte de Françoise – qui devait écrire la première nouvelle de ce projet collectif et qui nous soumet son texte avant que je n’aie même terminé mon premier jet – vient tout chambouler, et ça fait partie de la beauté du processus. 

Je suis aussitôt happée par son personnage de Gaëlle. Je voulais traiter de folie, de pulsions suicidaires ou d’états limites. Le thème m’est donné avec Gaëlle : elle fait une dépression postpartum.

Bientôt – mais devrais-je dire : comme d’habitude  ? – c’est le personnage plutôt que les berges de la Pointe-aux-Anglais qui me porte. C’était comme ça dans les espaces mis en scène dans Femme-Boa, c’était comme ça dans le collège privé d’Eaux troubles, et il semble en être ainsi cette fois, encore. Les êtres qui hantent, qui habitent, qui fréquentent mes univers imaginaires – et ce, qu’ils s’inspirent ou non d’espaces référentiels –, s’avèrent toujours les réels déclencheurs.

On pourrait croire qu’elle va faire un pique-nique à la Pointe-aux-Anglais. Mais elle vient plutôt nourrir sa ménagerie de roc. Chaque jour, qu’il vente ou qu’il pleuve, dans un lent rituel, elle dépose ses offrandes devant le cheval et l’oiseau. Une bouteille de Sancerre, des saucissons, du fromage et des noix.

Puis, elle jette quelque chose à l’eau. 

Comme si elle leur sacrifiait une partie d’elle-même. 

Un livre. Une théière ou une tasse. Une page de son journal intime. Que la marée emportera loin d’elle, de ce qu’elle est, qu’elle ne voudrait plus être. 

Sa maison est presque vide, maintenant.

Elle se dépouille. 

Pendant des heures, chaque fois, elle se perd dans le miroir des cercles concentriques.

Le jour où il ne lui restera plus rien, elle jettera ses pantoufles à la mer et embarquera dans l’une d’elles, une rame imaginaire dans chaque main. Un corbeau avec des ailes de pierre sur une épaule et un cheval à deux têtes sur l’autre.

Je tourne, tourne autour de Gaëlle, qui se tient debout, les pieds dans l’eau à la Pointe-aux-Anglais et le mot « rituel » s’impose.

Deux pistes se dessinent. D’une part, chaque jour, elle viendrait nourrir sa ménagerie de roc; de l’autre, elle jetterait des objets au fleuve. 

Rapidement, ce ne sont plus ses propres objets, qu’elle sacrifie, mais tout ce qui touche à Lili (bébé de Gaëlle, dans le texte de Françoise) – les couches, les pyjamas, les toutous, les minuscules souliers de cuir, la chaise haute. Pour lui aménager une chambre sous l’eau. Le thème de la noyade, qui me fascinait initialement, prend ainsi un autre visage : celui de l’enfant dont cette mère ne sait pas, ne saura jamais s’occuper.

Deux fins de semaine d’écriture et de réécriture à tourner en rond. Deux pistes : deux pierres qui ricochent avant de s’enfoncer sous l’eau. Comme si j’étais prise dans deux cercles concentriques qui ne pourront jamais se rejoindre et qui m’éloignent duvraipersonnage. Deux pistes, et pourtant, pas de fil conducteur. Jusqu’à l’évidence, que je nomme en discutant du processus d’écriture de ce texte sur Facetime avec une amie écrivaine. Son verdict est aussi clair que tranchant : il y a deux textes et non un seul. Il faut abandonner – sacrifier ? – une piste. Choisir un seul gouffre, et plonger.

La ménagerie de roc restera donc dans les coulisses d’ « Entre deux anémones ».

Les pierres m’auront menée sous l’eau, là où m’attend la chambre liquide d’une « petite morte » (comme celle qui s’est couchée en travers de la porte dans Le Tombeau des rois d’Anne Hébert).

Je tiens maintenant le canevas du texte : une femme en dépression postpartum qui jette les effets personnels de son nouveau-né à la mer; la chambre liquide dont elle rêve pour elle; un landau rouge abandonné à la Pointe aux Anglais; le coucher du soleil et l’horrible vision au téléjournal de dix-huit heures. Un plan de la nouvelle, ou presque.

On dit qu’elle a perdu la raison avec les eaux.

Bientôt, le texte prend forme autour de cette phrase initiale de laquelle surgit cette vision :

Tout a commencé par un landau qu’on a cru oublié sur la plage à marée basse. Avalé par la crique au soleil couchant. 

À dix-huit heures, au téléjournal de l’Est-du-Québec, Charles-Alexandre Tisseyre rapportait la nouvelle – et tout le Bas-du-Fleuve retenait son souffle. 

Les images étaient saisissantes. 

Une poussette écarlate ballotée par le courant dans la flamboyance des roses, des mauves et des ocres, à la Pointe-aux-Anglais. 

Mais « tout était bien qui finissait bien ». Heureusement, l’épave était vide. 

Le ton est placé.

Quelques recherches s’imposent ensuite : comment se forment les cercles concentriques; qu’est-ce qu’on trouve réellement dans fonds marins du Bas-St-Laurent; qui anime le téléjournal hebdomadaire de dix-huit heures à Radio-Canada (eh non, je ne le savais pas, je lis plutôt la presse écrite…); quels objets sont nécessaires aux nouveau-nés – ce genre de détails qui sous-tendront le réalisme de l’anecdote narrée. 

La fiction fait le reste. Elle ramène un oiseau – peut-être le héron photographié par Gaëlle dans le texte de Françoise; peut-être ce corbeau bicolore réellement aperçu sur une œuvre de roc, à la Pointe-aux-Anglais, maintenant fossilisé dans les marges d’un prochain texte. 

Entre deux anémones, une table à langer, une chaise haute une commode, un moïse. Bientôt, la chambre au fond des eaux sera prête. 

Alors, il suffira seulement de noyer Lili.

Gaëlle sait que le grand héron veillera sur elle.

Et parce qu’on n’écrit jamais seule – « Les livres que nous mettons autour de nous, depuis longtemps, sont la projection de notre histoire sur nos murs. Un portrait indirect. […] Ma bibliothèque précède et suit ce que j’écris. […] Elle est la marge de mes livres », disait à ce sujet Henri Meschonic, dans Les états de la poétique– pendant que je retravaille les divers états de texte d’ « Entre deux anémones », en écoutant à répétition Kromantíkde Sóley (parce qu’il me faut toujours une trame sonore pour écrire – j’y reviendrai ultérieurement), avant de soumettre mon texte à l’équipe, remontent les voix de toutes ces femmes qui m’accompagnent parce qu’elles ont marqué mon parcours de lectrice. Toutes des noyées – ou presque. « Olivia de la Haute mer », dans les Fous de Bassan d’Anne Hébert; cette célibataire quarantenaire, l’une des protagonistes de La Terre ferme (Christiane Frenette) qui, dans un étrange rituel, jette une à une les pièces de sa collection de décorations de Noël dans les eaux glacées du fleuve, comme pour se défaire de tout ce qu’elle a été avant; et ce « je » lyrique de Noyée quelques secondes(Louise Warren) : 

« des lambeaux
d’algues
s’enroulent
à ses chevilles
elle tend
ses bras
aux poissons
des pierres
usées
polies
toutes blanches
surgissent
de sa bouche
tombent
au fond
de l’eau
[…]
sa voix
lambeaux d’algues
[…]
entrer dans l’eau
se rendre
à soi-même
à des cercles
autour du visage
à des bulles d’air
ne rien faire d’autre
descendre
entre l’air
et l’eau
s’écrire vivante
toute bleue à l’intérieur »
 

En écho, ces vers d’ « Incident à Bois-des-Filions », chanson de Beau Dommage, que j’aime tant :

« Chus en amour avec une fille
Qui s’est noyée entre deux îles
Elle s’est perdue entre deux eaux
Avec des algues autour des chevilles
La tête en l’air comme un roseau ».

Toutes ces noyées, et bien d’autres, m’habitent encore et m’habiteront toujours. 

L’une de leurs sœurs, parfois, se lève de sa chambre liquide et elle remonte à la surface.

Première anse, Pointe-aux-Anglais, crédit photographique : Camille Deslauriers

– Camille Deslauriers

1 réflexion au sujet de “« Entre deux anémones » – Ou les coulisses d’une chambre liquide”

  1. Il est rare qu’on ait la chance de voir l’évolution d’un texte, de pouvoir lire tous les détours qu’il a empruntés avant de se fixer. C’est ce que tu montres ici et je trouve que c’est une chance de pouvoir assister, presque comme en direct, à tous ce processus. De voir, surtout, tout ce qui n’est pas resté mais sans quoi, probablement, le texte n’aurait pas pu être écrit, pas de cette façon.

    Plusieurs personnes pensent, à tort bien entendu, que le travail qui se cache derrière l’écriture se mesure en termes de pages ou de temps passé devant l’écran. Alors qu’en réalité, il faut parfois effacer une page complète pour pouvoir écrire une seule phrase, mais qui, elle, restera. Et il faut souvent quitter l’écran, laisser les choses se déposer, comme tu dis. Parfois, ça se fait les pieds dans le sable, au soleil. Et ça reste du travail, n’en déplaise aux productivistes de ce monde.

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