Du côté de la vie est la dernière nouvelle que j’ai écrite pour le recueil, et celle qui a demandé le plus de réécritures. Son évolution a été différente de celle des autres, moins organique, moins intuitive, plus « réfléchie ». C’était, je pense, parce que j’ai habituellement un personnage, une scène ou une ambiance en tête; là, j’avais une idée. Et cette idée s’est mise dans le chemin du texte.
Cette idée m’a sauté au visage à la relecture du recueil en cours. Je n’avais pas remarqué, à lisant les nouvelles une à une, combien nos personnages jonchaient la Pointe de déchets de toutes sortes. Mettre un piano sur la berge était bien poétique, mais aussi très peu écologique; même chose pour les meubles et jouets jetés par Gaëlle. Plusieurs personnages trouvent des détritus sur les lieux, et aucun personnage ne semblait s’en offusquer.
Je ne remettais absolument pas en question la présence de ces objets dans les autres nouvelles. Mais il me semblait qu’un personnage, au moins, devait se fâcher devant la situation.
Comme j’entretenais en parallèle un désir de faire une nouvelle finale « explosive », qui « remodèlerait », voire « détruirait » la Pointe ou le village, et que j’avais par ailleurs pris sur les lieux des photos de petits fruits en me demandant s’ils étaient empoisonnés, j’ai pensé à ceci : je pouvais ramener le personnage de pâtissière apparu dans Tomber, lui donner à faire un gâteau de mariage pour un groupe dont les décorations pollueraient la Pointe, et faire en sorte que, dans un ultime acte pour venger la Pointe, elle empoisonne tout le monde.
J’aimais cette idée terrible et définitive, qui, il me semblait, venait « refermer » la Pointe fictive que nous avons mis tout un recueil à élaborer.
Mais, comme souvent, le texte était mauvais. Des éléments ne cadraient pas, les motivations étaient étranges, les événements n’étaient pas clairs. Le coup de grâce paraissait forcé.
Les versions ne sont donc succédées. Malheureusement, toujours, la thèse, l’idée motivant le texte demeurait trop visible. Le ton était à côté de la plaque. Le texte faisait la morale, et je ne voulais pas de ça.
J’ai fini par tout jeter et me diriger, à la place, vers un texte plus paisible. Un jeune homme venait à la Pointe pour y méditer les pieds dans l’eau, et était dérangé dans son recentrement par des déchets aperçus au large. C’était mieux. Beaucoup mieux, même, mais toujours pas ce que je voulais. J’aimais le calme de cette version. Mais l’idée de vengeance s’était perdue.
Alors j’ai écrit la dernière version. Celle d’une vengeance calme, où le personnage ne prend pas sur lui de punir qui que ce soit, mais accompagne la Pointe dans le combat qu’elle mène déjà, en quelque sorte. L’idée s’est déplacée : il ne s’agissait plus de faire payer les coupables, mais simplement de refuser d’être complice.
Et je crois que, dans cette approche plus douce, non seulement le texte fonctionne mieux, mais, aussi, la Pointe apparaît-elle encore plus grande, plus forte et plus importante.
La création fonctionne parfois ainsi : la version finale d’un texte n’a plus rien à voir, ou si peu, avec la version initiale. C’est certainement le cas pour ma nouvelle 6, dont je retrace l’évolution dans cette autre entrée [hypertexte].
Or, la question intéressante qui me semble ressortir de cette évolution, c’est encore une fois celle de l’espace ‒ au cœur de notre projet.
Ma nouvelle 6 est possiblement celle qui a été le plus ancrée, initialement, dans le territoire de la Pointe — mise à part la nouvelle 7, écrite par la suite —, en ce qu’elle s’est construite, initialement, à partir du club de golf réel. Jamais je n’avais écrit sur un golf; ce n’est pas le genre d’espaces vers lesquels mon écriture tend, habituellement. Or, voilà que me venait cette idée d’un fantôme du golf, idée directement issue du territoire.
Toutefois, comme je l’indique dans ma première entrée, les versions se sont enchaînées, le fantôme du golf est devenu le fantôme du restaurant, puis le fantôme de la maison bicentenaire. Je me suis éloignée progressivement de la Pointe, au fil des réécritures, au point où elle n’apparaissait plus qu’en arrière-plan, par une fenêtre, ou dans le vent. En travaillant encore et encore le texte, j’ai même fini par éliminer ces mentions, qui me semblaient, maintenant que je tenais le cœur du texte, devenues accessoires. J’ai ensuite soumis mon texte, dans cette version, à mes collègues.
Valérie a tout de suite relevé le problème : la Pointe n’apparaissait plus dans mon texte. Je l’avais, à force de réécritures, et sans trop me rendre compte, évacuée.
Or, cela posait un problème très intéressant, puisque l’espace, on se le rappelle, est au cœur de notre démarche de création.
Ma démarche, toutefois, ne dérogeait pas aux principes de base de notre projet : mon histoire était bel et bien née de la Pointe, s’était formée au contact du territoire réel, et avait évolué en fonction de lui. Mais, dans la version soumise au groupe, plus rien n’en restait.
Le problème n’était pas sans rappeler celui auquel j’avais fait face avec ma nouvelle 5 [hyperlien], mais la cause était tout autre : dans « Dire adieu », j’avais coupé les mentions au Bic par soucis de concision, c’était une question avant tout formelle; dans « Une femme à l’œuvre », la Pointe s’était évacuée naturellement du texte, de façon beaucoup plus intuitive, sans égard à un besoin extérieur d’élaguer quoi que ce soit.
La question se pose : pour respecter les principes de notre démarche, fallait-il, selon notre contrainte initiale, s’inspirer de la Pointe-aux-Anglais pour écrire, sans plus? Ou fallait-il aussi s’assurer une représentation de ladite Pointe dans les textes ainsi produits? En d’autres termes, dans quelle mesure la source de l’inspiration devait-elle demeurer dans le texte final?
Il m’a semblé évident que la Pointe devait apparaître dans la version finale du texte. Le travail de réintégration de la Pointe dans le texte en a été d’autant plus intéressant qu’il m’a poussée à requestionner les liens de mes « nouveaux » personnages avec le territoire : eux qui étaient nés, à force de mutations, de personnages directement ancrés dans le territoire, voilà qu’ils en avaient été détachés. Ce requestionnement a entraîné le texte sur d’autres pistes, donné au fantôme de la Vieille une histoire plus nourrie, qui, à son tour, alimente le reste de l’intrigue.
Ainsi, des éléments de la Pointe apparaissent dans ce texte comme dans tous les autres. Mais ils ne sont pas les mêmes que ceux qui ont lancé l’écriture, au départ. Pas du tout, même. La Pointe a généré l’écriture, puis s’est retirée du texte, avant d’y revenir, entièrement nouvelle. Comme une vague qui s’avance sur les traces de la précédente.
Et cette transformation, ce va-et-vient spatial, me fascine plus encore que le phénomène d’inspiration lui-même.
Fin septembre 2020. Camille Deslauriers obtient pour le BREF une résidence d’écriture à la Maison d’Ariane, à Métis-sur-Mer. En découvrant les lieux, l’une d’entre nous ‒ je ne me souviens plus laquelle ‒ remarque que les chambres portent des écriteaux. Sur une porte, on lit « Chambre de Mireille ».
Je raconte de mémoire, parce que mes notes ne sont pas précises du tout. Je suis tout de suite plongée dans un texte : c’est une petite fille qui parle à sa grand-mère décédée, lui disant qu’elle la voit partout et que c’est à la fois étrange et rassurant.
Dans mon esprit, l’association s’est faite tout de suite : si un nom apparaît dans une maison ancienne, c’est que la personne est décédée, et donc il y a possibilité de fantôme. J’ai appris plus tard que j’avais tort : la femme en question est toujours bien vivante. Mais j’étais lancée sur cette idée de grand-mère morte et je voulais continuer à explorer l’idée.
Avant longtemps, toutefois, une vieille idée est remontée. Je dis vieille, mais elle n’était pas si vieille que d’autres dont j’ai parfois parlé sur ce blog, traînées pendant des années. Elle datait, en fait, du tout début du projet du BREF. C’était, si mon souvenir est bon, la toute première idée que j’avais eue, et que j’avais rapidement rejetée.
Quand nous avons décidé d’écrire sur la Pointe-aux-Anglais, j’ai pensé un moment « utiliser » le club de golf, situé sur la route menant à la Pointe. J’avais en tête une histoire de fantôme de joueur ‒ le club de golf existe depuis 1932, c’était « plausible ». Le fantôme aurait été un excellent joueur de son vivant qui serait resté sur les lieux après sa mort, et serait devenu une attraction. En effet, mon idée était de faire un texte joyeux, presque comique, où des gens venaient de partout pour parfaire leur technique auprès de cet habile fantôme capable, en sa qualité d’esprit sans réelle consistance physique, de se fondre au corps des joueurs pour leur enseigner la posture idéale.
Je n’ai pas écrit une seule ligne de cette histoire (enfin, il me semble… je retrouve parfois dans des cahiers des textes entiers que je n’ai pas le souvenir d’avoir écrit, alors je ne jurerais pas; mais c’est le sujet d’une autre réflexion). Je me suis lancée dans mon texte d’extraterrestres (devenue ma première nouvelle pour le projet) et j’ai oublié mon golfeur.
Plus tard, l’idée m’est revenue, transformée : ce ne serait pas un golfeur élite qui enseignerait aux vivants comment jouer, mais bien un chef qui aurait tout appris de la cuisine ancestrale après d’une vieille tenancière d’auberge morte sur les lieux de son restaurant. Mais la réputation culinaire du Bic n’est plus à faire, dans le monde réel, et je me sentais très peu à l’aise de laisser entendre qu’une manière de trucage, si fantastique et si fictif soit-il, puisse être à l’origine de ces réussites. Notre Pointe-aux-Anglais était encore très proche de la Pointe réelle, et si je voulais représenter l’espace tel quel, je ne voulais surtout pas qu’on pense que j’intégrais dans mes nouvelles des personnes existant véritablement.
J’ai donc repoussé cette idée aussi.
Mais voilà : en résidence, j’ai commencé à écrire sur une grand-mère morte et l’idée de cette première histoire de fantôme mentor est remontée. Cette fois, le fantôme n’était ni spécialiste du golf, ni spécialiste de la cuisine. Il était celui d’une grand-mère qui avait appris à cuisiner pour nourrir sa famille, avec imperfection mais avec amour et dévouement. Et la personne qui tirerait profit de son enseignement ne serait ni un touriste curieux, ni un chef cachottier de ses trucs, mais bien une femme simple, débutante et maladroite, qui n’a jamais réussi une tarte.
Ainsi la résidence a permis moins de faire jaillir une nouvelle idée que de donner une nouvelle forme à une idée préexistante… comme c’est souvent le cas dans mon travail.
Depuis l’écriture de « La ménagerie de roc », une série de questions m’occupaient l’esprit : Qu’était-il arrivé à Régine dans la grotte ? Pourquoi y était-elle resté trois jours ? Quelle métamorphose avait-elle vécu dans ce lieu ?
Il a suffi d’un vélo bleu abandonné que j’avais photographié pendant une déambulation géopoétique à la Pointe pour me permettre de tourner encore autour de Régine, ce personnage que j’aimais beaucoup.
En réunion nous avions aussi constaté que dans le recueil, nous n’avions pas beaucoup représenté le village du Bic. L’idée d’explorer le moment de la « disparition » de Régine et les recherches qui avaient suivi le drame allaient m’autoriser à promener des personnages ailleurs qu’à la Pointe, où le vélo de la « portée disparue » aurait été retrouvé.
Crédits photographiques : Camille Deslauriers
Dès lors, qui de mieux placé que sa jumelle pour raconter l’événement comme elle l’avait vécu, c’est-à-dire « de l’intérieur » ?
Le soir de sa disparition, ma mère a placardé le village d’affiches maison imprimées en noir et blanc. « Régine, 16 ans, 1 mètre 50, portée disparue. Vue pour la dernière fois à la Pointe-aux-anglais. Jeans délavés, coton ouaté jaune tendre, cheveux bruns, yeux pers. »
Inlassablement, j’ai cherché Régine. À travers mes larmes, partout, je me butais à ces miroirs déroutants : sur les boîtes postales communautaires, sur les poteaux d’Hydro-Québec, au Mange-Grenouille et chez Saint-Pierre, à l’Épicerie Brillant, à la Pharmacie Uniprix, une photo de ma jumelle et moi, souriantes, maillots de bain et chapeaux de paille assortis.
Trois jours interminables à errer, prise dans ce labyrinthe de portraits trompeurs, sans manger ni dormir.
Trois jours à tourner sur moi-même dans les rues du Bic comme une rose des vents étourdie.
La jumelle-rose-des-vents s’est invitée spontanément dans mon texte parce que j’ai écrit le premier jet de « Maillots de bain, chapeaux de paille assortis » en vacances à l’Islet-sur-mer, dans le studio « La folie douce », Aux deux marées, dont les fenêtres frontales donnaient devant… une girouette. Comme quoi l’environnement dans lequel on écrit – même quand on n’écrit pas, à proprement parler, dans une posture géopoétique ou pllutôt, quand on écrit sur un autre lieu que celui où l’on est – peut aussi influencer le récit.
Crédits photographiques : Camille Deslauriers
Tout en étant ailleurs pour écrire, je m’inspirais de ma dernière sortie à la Pointe. La dernière fois que j’étais allée y flâner, les propriétaires des deux maisons situées devant le sentier qui mène à la première crique – des vacanciers qui habitent leurs maisons d’été de juin à septembre, à ce qu’on m’a dit – étaient en train de poser une pancarte pour signifier aux touristes que le terrain sur lequel passait le dit sentier était « privé ». Et l’idée d’une frontière à ne pas franchir, voire d’une zone interdite, à la Pointe, me plaisait franchement. Elle s’arrimait bien avec le drame que je tentais de raconter et l’esthétique onirique du texte en cours.
Aussitôt, la mère de Régine a pris les contours d’une mère trop poule et trop anxieuse – ou d’une gardienne des Enfers, dans la foulée de la lancée symbolique du « labyrinthe de portraits trompeurs » évoqué précédemment :
Dans une inexplicable lubie, notre mère a toujours interdit qu’on retire les affiches. (…) Jusqu’à la fin, malgré les thérapies et la médication, elle a répété que c’était la faute des Américaines. (…) Chaque été, dans leur zone, il se passe des choses étranges.
Ces portraits délavés de nous, tels d’anciens miroirs qui s’érodent, nous rappelle encore aujourd’hui d’être prudentes. Comme si notre mère et une lignée de femmes invisibles plaquaient perpétuellement leur regard sur nous – et sur toutes les filles du villages –, afin de nous protéger d’intangibles menaces.
La lignée de femmes invisibles mais protectrices, l’oeil maternel qui épie et surplombe la vie des enfants (des thèmes par ailleurs récurrents dans mon oeuvre), ainsi que le potentiel danger imminent m’ont amenée, dans un premier temps, à explorer ce qui aurait pu arriver à Régine dans la grotte (une agression que j’évoquais très implicitement mais que j’évoquais quand même) mais Joanie et Valérie m’ont convaincue que l’idée était moyenne (un cliché, eh oui, on ne s’en sort pas !) et que ce serait plus mystérieux, plus onirique, si le mystère restait un mystère.
Dans un deuxième temps, j’ai donc recommencé le texte en ne gardant de ma version initiale que quelques pistes (entre autres, celle d’intégrer des images qui rappelleraient la légende associée à l’île du Massacre et de montrer davantage les dessins de Régine). J’ai également voulu conserver l’essence de ce que je voulais raconter, la trame de l’histoire : Régine se serait tue pendant des mois à la suite de son expérience dans la grotte; l’expérience l’aurait changée et cette métamorphose s’incarnerait dans ses oeuvres visuelles; la narratrice chercherait à comprendre sa sœur mais depuis le drame, elles ne parleraient plus jamais la même langue (Régine est une artiste et vit « dans son monde »; sa sœur est une scientifique et travaille à l’ISMER).
Ma trame sonore à répétition (voir entrée « La ménagerie de roc » – De la genèse des personnages) dans mes écouteurs, j’ai réécrit et réécrit le texte. À la maison, sur d’autres berges : celles Sainte-Luce, où j’habite. Dans ce lieu que j’adore, où je rédige présentement mon entrée de blogue, un an presque jours pour jour après avoir écrit les premières lignes de « Maillots de bain, chapeaux de paille assortis ».
Vous pouvez consulter le résumé de la nouvelle ici.
Certain.e.s écrivain.e.s produisent bien sous contraintes – je pense à Christiane Lahaie ou à Hugues Corriveau, par exemple. C’est aussi mon cas. Ainsi, ma dernière nouvelle du recueil collectif s’est écrite à partir de deux contraintes d’écriture extérieures au projet du BREF (un défi et une expression consacrée), d’une part; de l’autre, elle s’est bâtie en écho à certains textes du recueil en cours.
L’idée d’explorer l’enfance est d’abord venue d’un défi lancé par ma sœur Rosaline, avec qui je discutais souvent du volet création du BREF. Elle m’incitait à créer « un petit garçon différent. Un gamin surdoué avec huit orteils et qui joue du piano à la Pointe », précisait-elle en riant.
Les orteils supplémentaires sont disparus. La douance et les leçons de piano sont restées. Arnaud et son carré de sable démesuré semblaient tout indiqués pour me permettre d’explorer cette voie.
Pensée en arborescence, hypersensibilité, soif d’apprendre, créativité exacerbée, altruisme, capacité à suivre une conversation en faisant autre chose, langage plus élaboré que celui des enfants de son âge, facilité à justifier ses comportements a posteriori, sentiment d’être incompris : autant de caractéristiques qui se sont spontanément greffées à la personnalité de mon personnage et qui correspondent bien à la douance. Bien entendu, j’ai fait des recherches. Mais déjà, pour moi, ce prénom qui m’avait été donné par une confidence entendue dans la bouche d’une maman lors d’une sortie géopoétique à la Pointe – Arnaud, un prénom que j’aimais beaucoup et, somme toute, assez rare – connotait une personnalité peu commune.
L’expression « au pied de la lettre » s’est ensuite imposée et a structuré tout le texte – car Arnaud, justement, avec son imagination débridée, interprète les événements de façon imagée ou littéralement au sens premier :
Sa sœur prétend qu’il prend tout au pied de lettre. Sa sœur, avec ses albums qu’elle traîne partout même à la plage, elle pense connaître le monde comme si elle était une encyclopédie. Mais de quelle lettre parle-t-elle au juste, le A ou le M ou le T, allez donc savoir. Certaines ont un pied, d’autres deux. Comment elle se débrouille, au juste, la lettre, pour se chausser comme un cordonnier, ça, c’est une autre histoire et elle doit être compliquée puisque les souliers se vendent par paires. Une chose reste certaine : le pied de la lettre, il porte des onze. Comme son père et son oncle (…).
J’ai alors cherché, dans le « personnel du recueil » en cours et en respectant notre ligne du temps, qui pourrait être la sœur d’Arnaud. J’ai opté pour Brigitte, un personnage de jeune lectrice avide créé auparavant par Joanie (« Dans la peau », vous pouvez lire le résumé de la nouvelle ici).
Mais qui seraient les parents d’Arnaud ? Alain (le principal figurant qu’on suit pendant le tournage du film inspiré de la Pointe, dans la nouvelle « Tomber », vous pouvez lire le résumé de la nouvelle ici) et sa femme Céline me semblaient tout désignés. J’avais besoin d’une famille parfaite. Un peu trop, si on se fie aux pensées d’Arnaud.
Les seuls malheurs, chez lui, ressemblent à des chemises devenues étroites parce qu’on a maintenant une bedaine de bière – et ça devient un drame parce qu’on doit jouer avec dans un film. D’une chose à l’autre, comme le film convoquait aussi Régine (un personnage de femme-enfant qui revenait déjà dans deux de mes propres nouvelles et que j’avoue aimer beaucoup), cette dernière est devenue leur voisine, qu’il surnomme la Femme-Libellule, parce qu’il a toujours su qu’elle avait des ailes. De même, Élise, la pianiste à contrat qui avait joué pour Paul-Émile, dans la nouvelle « Dans les bras de Satie » (vous pouvez lire le résumé de la nouvelle ici), est naturellement devenue sa professeure de piano.
Restait à trouver quel serait le rapport d’Arnaud aux créatures de bois d’échouerie (voir mon entrée précédente, « Le carré de sable d’Arnaud »). Ces « monstres » sont devenus ses Gueules de Bois, des êtres qui, de son point de vue, résideraient au fond des mers :
En tant que médecin-pirate, Arnaud doit les sauver pour qu’elles puissent repartir dans leur monde. Avec leur peau trop lisse et trop terne, elles pourraient attraper le cancer. Elles restent couchées toute la journée au soleil, sur leur civière ensablée, sans leurs chapeaux, même pendant la canicule. Alors tous les matins, avant que ses parents se lèvent, il vient leur mettre de la crème solaire pour ne pas qu’elles brûlent. Sa mère lui demande s’il en mange ou quoi, pourquoi il finit tous les tubes comme ça, les uns après les autres, est-ce qu’il les perd ou les prête à des amis ? « Au prix que ça coûte, franchement, il ne faudrait pas abuser non plus, c’est pas donné, la crème solaire à soixante FPS », mais Arnaud n’avouera jamais qu’il s’agit d’un onguent magique. Le seul qui peut sauver ses Gueules de Bois.
Crédits photographiques : Rosaline Deslauriers
Enfin, si quelqu’un pouvait trouver le corps d’un noyé échoué sur les berges, dans notre recueil, c’était bien Arnaud, qui se réfugie régulièrement à la Pointe et qui est une fouine, sa sœur n’arrête pas de le répéter :
Arnaud a découvert un Mort.
Personne ne sait et personne ne saura. De toute façon, on ne le croirait pas.
Il va dormir, une vraie bûche, à huit heures du soir, comme d’habitude, même si le soleil, en juillet, peut veiller plus tard que lui.
Après son bain, pour oublier les noyés qui se putréfient sur la grève, il demandera à son père de lui raconter encore comment il a obtenu un rôle dans le film. Celui où la Femme-Libellule s’est envolée.
Entre le défi initial qu’on m’avait imposé, les contraintes et l’intratextualité, Arnaud s’est incarné. Quand j’ai écrit et quand j’ai retravaillé le texte, il m’a fait beaucoup rire – notamment dans cette envolée :
Il a quand même hâte de le revoir pour une septième fois, le film dans lequel son père porte une chemise démodée, même si sa tante dit qu’Alain « n’est plus le même depuis qu’il a été figurant. Il fait son frais chié », qu’elle a déclaré en riant, l’autre soir autour du feu, entre les gorgées de rosé et les bouteilles qui se transformaient en flûte. Tout de suite, Arnaud a imaginé son père en forme de caca de chien. Son père a glissé, brun et mou et malodorant, crotte fraîchement moulue entre les poils du trou de pet du berger allemand abandonné qui rôde à la Pointe, celui que plus personne ne nourrit, maintenant que leur voisine, la Femme-Libellule, est disparue.
Crédits photographiques : Camille Deslauriers
Un détail en déclenchant un autre comme dans une réaction en chaîne, après avoir écrit cette scène, j’ai donc décidé d’utiliser le chien que j’avais rencontré lors de ma toute première sortie géopoétique, quand nous avions découvert la première crique, l’équipe du BREF et moi. Arnaud, dans sa grande générosité et dans sa volonté mégalomane, en plus de s’occuper des Gueules de Bois, adopterait le chien errant que nourrissait Régine à La Pointe et qu’il appelle maintenant Bartók.