Carnets poïétiques - Ce que je sais des berges

« Maillots de bain, chapeaux de paille assortis » – Un vélo et une zone interdite

Depuis l’écriture de « La ménagerie de roc », une série de questions m’occupaient l’esprit : Qu’était-il arrivé à Régine dans la grotte ? Pourquoi y était-elle resté trois jours ? Quelle métamorphose avait-elle vécu dans ce lieu ?

Il a suffi d’un vélo bleu abandonné que j’avais photographié pendant une déambulation géopoétique à la Pointe pour me permettre de tourner encore autour de Régine, ce personnage que j’aimais beaucoup.

En réunion nous avions aussi constaté que dans le recueil, nous n’avions pas beaucoup représenté le village du Bic. L’idée d’explorer le moment de la « disparition » de Régine et les recherches qui avaient suivi le drame allaient m’autoriser à promener des personnages ailleurs qu’à la Pointe, où le vélo de la « portée disparue » aurait été retrouvé.

Crédits photographiques : Camille Deslauriers

Dès lors, qui de mieux placé que sa jumelle pour raconter l’événement comme elle l’avait vécu, c’est-à-dire « de l’intérieur » ?

Le soir de sa disparition, ma mère a placardé le village d’affiches maison imprimées en noir et blanc. « Régine, 16 ans, 1 mètre 50, portée disparue. Vue pour la dernière fois à la Pointe-aux-anglais. Jeans délavés, coton ouaté jaune tendre, cheveux bruns, yeux pers. »

Inlassablement, j’ai cherché Régine. À travers mes larmes, partout, je me butais à ces miroirs déroutants : sur les boîtes postales communautaires, sur les poteaux d’Hydro-Québec, au Mange-Grenouille et chez Saint-Pierre, à l’Épicerie Brillant, à la Pharmacie Uniprix, une photo de ma jumelle et moi, souriantes, maillots de bain et chapeaux de paille assortis.

Trois jours interminables à errer, prise dans ce labyrinthe de portraits trompeurs, sans manger ni dormir.

Trois jours à tourner sur moi-même dans les rues du Bic comme une rose des vents étourdie.

La jumelle-rose-des-vents s’est invitée spontanément dans mon texte parce que j’ai écrit le premier jet de « Maillots de bain, chapeaux de paille assortis » en vacances à l’Islet-sur-mer, dans le studio « La folie douce », Aux deux marées, dont les fenêtres frontales donnaient devant… une girouette. Comme quoi l’environnement dans lequel on écrit – même quand on n’écrit pas, à proprement parler, dans une posture géopoétique ou pllutôt, quand on écrit sur un autre lieu que celui où l’on est – peut aussi influencer le récit.

Crédits photographiques : Camille Deslauriers

Tout en étant ailleurs pour écrire, je m’inspirais de ma dernière sortie à la Pointe. La dernière fois que j’étais allée y flâner, les propriétaires des deux maisons situées devant le sentier qui mène à la première crique – des vacanciers qui habitent leurs maisons d’été de juin à septembre, à ce qu’on m’a dit – étaient en train de poser une pancarte pour signifier aux touristes que le terrain sur lequel passait le dit sentier était « privé ». Et l’idée d’une frontière à ne pas franchir, voire d’une zone interdite, à la Pointe, me plaisait franchement. Elle s’arrimait bien avec le drame que je tentais de raconter et l’esthétique onirique du texte en cours. 

Aussitôt, la mère de Régine a pris les contours d’une mère trop poule et trop anxieuse – ou d’une gardienne des Enfers, dans la foulée de la lancée symbolique du « labyrinthe de portraits trompeurs » évoqué précédemment :

Dans une inexplicable lubie, notre mère a toujours interdit qu’on retire les affiches. (…) Jusqu’à la fin, malgré les thérapies et la médication, elle a répété que c’était la faute des Américaines. (…) Chaque été, dans leur zone, il se passe des choses étranges.

Ces portraits délavés de nous, tels d’anciens miroirs qui s’érodent, nous rappelle encore aujourd’hui d’être prudentes. Comme si notre mère et une lignée de femmes invisibles plaquaient perpétuellement leur regard sur nous – et sur toutes les filles du villages –, afin de nous protéger d’intangibles menaces.

La lignée de femmes invisibles mais protectrices, l’oeil maternel qui épie et surplombe la vie des enfants (des thèmes par ailleurs récurrents dans mon oeuvre), ainsi que le potentiel danger imminent m’ont amenée, dans un premier temps, à explorer ce qui aurait pu arriver à Régine dans la grotte (une agression que j’évoquais très implicitement mais que j’évoquais quand même) mais Joanie et Valérie m’ont convaincue que l’idée était moyenne (un cliché, eh oui, on ne s’en sort pas !) et que ce serait plus mystérieux, plus onirique, si le mystère restait un mystère.

Dans un deuxième temps, j’ai donc recommencé le texte en ne gardant de ma version initiale que quelques pistes (entre autres, celle d’intégrer des images qui rappelleraient la légende associée à l’île du Massacre et de montrer davantage les dessins de Régine). J’ai également voulu conserver l’essence de ce que je voulais raconter, la trame de l’histoire : Régine se serait tue pendant des mois à la suite de son expérience dans la grotte; l’expérience l’aurait changée et cette métamorphose s’incarnerait dans ses oeuvres visuelles; la narratrice chercherait à comprendre sa sœur mais depuis le drame, elles ne parleraient plus jamais la même langue (Régine est une artiste et vit « dans son monde »; sa sœur est une scientifique et travaille à l’ISMER).

Ma trame sonore à répétition (voir entrée « La ménagerie de roc » – De la genèse des personnages) dans mes écouteurs, j’ai réécrit et réécrit le texte. À la maison, sur d’autres berges : celles Sainte-Luce, où j’habite. Dans ce lieu que j’adore, où je rédige présentement mon entrée de blogue, un an presque jours pour jour après avoir écrit les premières lignes de « Maillots de bain, chapeaux de paille assortis ».

Crédits photographiques : Camille Deslauriers

– Camille Deslauriers

Carnets poïétiques - Ce que je sais des berges

« Le carré de sable d’Arnaud » – Échos et contraintes

Vous pouvez consulter le résumé de la nouvelle ici.

Certain.e.s écrivain.e.s produisent bien sous contraintes – je pense à Christiane Lahaie ou à Hugues Corriveau, par exemple. C’est aussi mon cas. Ainsi, ma dernière nouvelle du recueil collectif s’est écrite à partir de deux contraintes d’écriture extérieures au projet du BREF (un défi et une expression consacrée), d’une part; de l’autre, elle s’est bâtie en écho à certains textes du recueil en cours.

L’idée d’explorer l’enfance est d’abord venue d’un défi lancé par ma sœur Rosaline, avec qui je discutais souvent du volet création du BREF. Elle m’incitait à créer « un petit garçon différent. Un gamin surdoué avec huit orteils et qui joue du piano à la Pointe », précisait-elle en riant. 

Les orteils supplémentaires sont disparus. La douance et les leçons de piano sont restées. Arnaud et son carré de sable démesuré semblaient tout indiqués pour me permettre d’explorer cette voie. 

Pensée en arborescence, hypersensibilité, soif d’apprendre, créativité exacerbée, altruisme, capacité à suivre une conversation en faisant autre chose, langage plus élaboré que celui des enfants de son âge, facilité à justifier ses comportements a posteriori, sentiment d’être incompris : autant de caractéristiques qui se sont spontanément greffées à la personnalité de mon personnage et qui correspondent bien à la douance. Bien entendu, j’ai fait des recherches. Mais déjà, pour moi, ce prénom qui m’avait été donné par une confidence entendue dans la bouche d’une maman lors d’une sortie géopoétique à la Pointe – Arnaud, un prénom que j’aimais beaucoup et, somme toute, assez rare – connotait une personnalité peu commune.

https://www.linternaute.fr/expression/langue-francaise/151/au-pied-de-la-lettre/

L’expression « au pied de la lettre » s’est ensuite imposée et a structuré tout le texte – car Arnaud, justement, avec son imagination débridée, interprète les événements de façon imagée ou littéralement au sens premier :

Sa sœur prétend qu’il prend tout au pied de lettre. Sa sœur, avec ses albums qu’elle traîne partout même à la plage, elle pense connaître le monde comme si elle était une encyclopédie. Mais de quelle lettre parle-t-elle au juste, le A ou le M ou le T, allez donc savoir. Certaines ont un pied, d’autres deux. Comment elle se débrouille, au juste, la lettre, pour se chausser comme un cordonnier, ça, c’est une autre histoire et elle doit être compliquée puisque les souliers se vendent par paires. Une chose reste certaine : le pied de la lettre, il porte des onze. Comme son père et son oncle (…). 

J’ai alors cherché, dans le « personnel du recueil » en cours et en respectant notre ligne du temps, qui pourrait être la sœur d’Arnaud. J’ai opté pour Brigitte, un personnage de jeune lectrice avide créé auparavant par Joanie (« Dans la peau », vous pouvez lire le résumé de la nouvelle ici).

Mais qui seraient les parents d’Arnaud ? Alain (le principal figurant qu’on suit pendant le tournage du film inspiré de la Pointe, dans la nouvelle « Tomber », vous pouvez lire le résumé de la nouvelle ici) et sa femme Céline me semblaient tout désignés. J’avais besoin d’une famille parfaite. Un peu trop, si on se fie aux pensées d’Arnaud. 

Les seuls malheurs, chez lui, ressemblent à des chemises devenues étroites parce qu’on a maintenant une bedaine de bière – et ça devient un drame parce qu’on doit jouer avec dans un film. D’une chose à l’autre, comme le film convoquait aussi Régine (un personnage de femme-enfant qui revenait déjà dans deux de mes propres nouvelles et que j’avoue aimer beaucoup), cette dernière est devenue leur voisine, qu’il surnomme la Femme-Libellule, parce qu’il a toujours su qu’elle avait des ailes. De même, Élise, la pianiste à contrat qui avait joué pour Paul-Émile, dans la nouvelle « Dans les bras de Satie » (vous pouvez lire le résumé de la nouvelle ici), est naturellement devenue sa professeure de piano.

Restait à trouver quel serait le rapport d’Arnaud aux créatures de bois d’échouerie (voir mon entrée précédente, « Le carré de sable d’Arnaud »). Ces « monstres » sont devenus ses Gueules de Bois, des êtres qui, de son point de vue, résideraient au fond des mers :

En tant que médecin-pirate, Arnaud doit les sauver pour qu’elles puissent repartir dans leur monde. Avec leur peau trop lisse et trop terne, elles pourraient attraper le cancer. Elles restent couchées toute la journée au soleil, sur leur civière ensablée, sans leurs chapeaux, même pendant la canicule. Alors tous les matins, avant que ses parents se lèvent, il vient leur mettre de la crème solaire pour ne pas qu’elles brûlent. Sa mère lui demande s’il en mange ou quoi, pourquoi il finit tous les tubes comme ça, les uns après les autres, est-ce qu’il les perd ou les prête à des amis ? « Au prix que ça coûte, franchement, il ne faudrait pas abuser non plus, c’est pas donné, la crème solaire à soixante FPS », mais Arnaud n’avouera jamais qu’il s’agit d’un onguent magique. Le seul qui peut sauver ses Gueules de Bois.

Crédits photographiques : Rosaline Deslauriers

Enfin, si quelqu’un pouvait trouver le corps d’un noyé échoué sur les berges, dans notre recueil, c’était bien Arnaud, qui se réfugie régulièrement à la Pointe et qui est une fouine, sa sœur n’arrête pas de le répéter :

Arnaud a découvert un Mort.

Personne ne sait et personne ne saura. De toute façon, on ne le croirait pas. 

Il va dormir, une vraie bûche, à huit heures du soir, comme d’habitude, même si le soleil, en juillet, peut veiller plus tard que lui.

Après son bain, pour oublier les noyés qui se putréfient sur la grève, il demandera à son père de lui raconter encore comment il a obtenu un rôle dans le film. Celui où la Femme-Libellule s’est envolée.

Entre le défi initial qu’on m’avait imposé, les contraintes et l’intratextualité, Arnaud s’est incarné. Quand j’ai écrit et quand j’ai retravaillé le texte, il m’a fait beaucoup rire – notamment dans cette envolée :

Il a quand même hâte de le revoir pour une septième fois, le film dans lequel son père porte une chemise démodée, même si sa tante dit qu’Alain « n’est plus le même depuis qu’il a été figurant. Il fait son frais chié », qu’elle a déclaré en riant, l’autre soir autour du feu, entre les gorgées de rosé et les bouteilles qui se transformaient en flûte. Tout de suite, Arnaud a imaginé son père en forme de caca de chien. Son père a glissé, brun et mou et malodorant, crotte fraîchement moulue entre les poils du trou de pet du berger allemand abandonné qui rôde à la Pointe, celui que plus personne ne nourrit, maintenant que leur voisine, la Femme-Libellule, est disparue.

Crédits photographiques : Camille Deslauriers

Un détail en déclenchant un autre comme dans une réaction en chaîne, après avoir écrit cette scène, j’ai donc décidé d’utiliser le chien que j’avais rencontré lors de ma toute première sortie géopoétique, quand nous avions découvert la première crique, l’équipe du BREF et moi. Arnaud, dans sa grande générosité et dans sa volonté mégalomane, en plus de s’occuper des Gueules de Bois, adopterait le chien errant que nourrissait Régine à La Pointe et qu’il appelle maintenant Bartók.

– Camille Deslauriers

Carnets poïétiques - Ce que je sais des berges

« Le carré de sable d’Arnaud »

Vous pouvez consulter le résumé de la nouvelle ici.

Il suffit parfois d’une réplique entendue à la fin d’une sortie sur le terrain pour déclencher le texte. 

Juillet 2021. Ma déambulation prend fin et je n’ai que des notes et des photos – beaucoup de photos : une vingtaine de troncs et de souches échoués sur le sable comme autant d’animaux monstrueux. 

J’ai toujours été fascinée par le bois d’échouerie. 

En plongée, en contre-plongée. En gros plans, presque fondues dans le paysage, comme si elles rampaient sur le sable : partout, des créatures aux cornes de bois tordu qui ont des airs de reptiles égarés et des grandes gueules d’écorce.

Dans mon texte, il y aura des monstres. Je n’en sais pas plus. Or, il faudra pourtant écrire ma nouvelle sous peu – ma septième et dernière – en vue du prochain cabaret littéraire et musical aux Jardins de Métis qui se tiendra en août 2021. Et je serai encore à la dernière minute.

Au moins, j’ai ma première piste d’écriture. Ma nouvelle mettra en scène un enfant fasciné par les monstres qui vivent à la Pointe.

Crédits photographiques : Camille Deslauriers

Soudain, j’entends : « En fin de semaine, mes beaux-parents sont venus faire le carré de sable d’Arnaud. » 

Quoi de plus banal que deux mères qui discutent, assises sur une grande couverture, à la plage, pendant que leurs enfants pataugent dans l’eau, en plein mois de juillet ? Pourtant, quand on regarde la scène de loin, c’est frappant. Les enfants tout petits; la plage immense; les monstres. Et une phrase se met à tourner, tourner dans ma tête comme un colibri fou : « Le carré de sable d’Arnaud est aussi grand que la mer. »

Je le sais illico : j’ai mon incipit. 

Arnaud et son carré de sable : j’ai mon personnage et son lieu, un repaire secret où il pourrait se réfugier. Reste à trouver qui est mon Arnaud et à quels autres personnages du recueil collectif en cours il pourrait se raccrocher.

– Camille Deslauriers

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« La ménagerie de roc » – De la genèse des personnages

Vous pouvez consulter le résumé de la nouvelle ici.

Cette fois, je savais d’emblée quelle serait la trame sonore du texte à écrire : la chanson Suzanne, dans toutes les versions que je pourrais trouver. Celle de Leonard Cohen, bien sûr. Mais aussi celles de Jorane, de Peter Gabriel, de Nina Simone, d’Alain Bashung et de Tori Amos – la plus aérienne, celle qui convenait sans doute le mieux au personnage qui m’habitait et à l’univers que je souhaitais créer.

Un personnage qui s’apparenterait à cette Suzanne de la chanson de Cohen, clairement. Mais aussi à Laura, fragile silhouette collectionnant les animaux miniatures, dans La ménagerie de verre, de Tenessee Williams, une pièce que j’avais vue jadis, en 1991, dans le cadre d’un cours de théâtre de mon baccalauréat en études françaises à l’UQTR, et dont le personnage de Laura était alors joué par Anne Dorval. 

Un personnage qui resterait dans les marges du réel. Parce que ce genre de protagoniste m’interpelle, et parce que le thème de la folie m’a toujours fascinée.

Un personnage qui ne pourrait logiquement pas vivre seule. 

Un personnage aérien. Qui flotterait. Ou presque. Comme si elle parcourait le monde à dos de libellule. 

Qui serait donc la narratrice ? Une infirmière ? Sa mère ? Quelqu’un d’autre de sa famille ?

Rapidement, l’idée d’écrire sur l’amour inconditionnel d’une sœur s’est imposée avec le ton de la nouvelle, un ton épuré, mêlé de lucidité et de rationalité – ce qui permettrait de rapporter les lubies de Régine comme des constats ou des faits –  doublé d’un étonnement perpétuel de grande sœur dévouée. Comme j’avais besoin d’un bateau, à la fin, elle est vite devenue une scientifique de l’ISMER capable d’identifier les algues. Un piège. Les algues se sont mises à pulluler dans mon texte, traînant dans leur sillage des lourdeurs liées à des précisions excessives, comme ces chordarias flagelliformis qui se sont faufilées dans la narration et qui ont causé des ruptures de ton et de rythme. Ma sœur Rosaline, première lectrice critique éternelle, violoniste-mandoliniste qui me relit avec son oreille musicale, n’a pas manqué de me le reprocher. Avec raison, d’ailleurs.

https://www.inaturalist.org/guide_taxa/767009

Chercher l’équilibre. Ne jamais perdre de vue le style imposé par l’incipit.

Restait à trouver le conflit qui générerait la tension du texte.

Relire « Tomber », la nouvelle de Joanie, m’a vite permis de trouver la solution. L’écriture en résonnance avec « Tomber » s’est avérée le déclencheur qui a permis à la trame narrative de « La ménagerie de roc » de décoller véritablement. Régine voulait participer au film, dont le tournage à la Pointe devait se terminer avant qu’elle ne verbalise son souhait. Régine voulait tomber elle aussi – et elle y tenait. Du coup, les négociations avec le cinéaste et la scène finale sur la plate-forme me donnaient les scènes manquantes et la structure du texte.

Le fiancé de Régine, ce Don Quichote de bois flotté créé par Romjy Romjy à la Pointe-aux-Anglais et photographié par Françoise lors d’une sortie géopoétique, s’est naturellement invité dans l’univers du personnage :

Oeuvre de Romjy Romjy. Crédit photo : Françoise Picard-Cloutier.

« Régine a d’abord souhaité […] présenter sa ménagerie de roc [au cinéaste]. 

Puis, elle s’est mise à raconter son invraisemblable histoire d’amour. 

J’ai voulu intervenir. 

D’un geste presque imperceptible, il m’a indiqué de me taire. 

J’aurais dû m’en douter : le cinéaste se moquait bien de ma glose et de mon titre. Il a tout de suite été fasciné par Régine. 

Ma sœur est un poème.

On avait dû lui parler d’elle, au village. 

Son fiancé est un géant de bois sec. Elle l’a rencontré sur la plage alors qu’elle était encore une anémone, dans l’eau glaciale de la baie. Il l’attendait, là, posé sur la grève, comme un immense insecte enrobé dans la lumière de l’aube. Un Don Quichotte inespéré qui lui a fait un bébé de varech, avant de se fondre dans le ressac. 

Leurs épousailles ont eu lieu entre l’ambre et l’ocre.

Voici nos enfants, a-t-elle confié, en lui tendant une grappe d’ascophylle. 

J’ai été éberluée. 

Le cinéaste n’a presque pas pris de notes. Dans son grand cahier à reliure de cuir, il n’a écrit que ces cinq mots : homme insecte et femme végétale. »

Le prénom du personnage, quant à lui, découlait des recherches sur l’ambre que j’avais dû faire lors de l’écriture d’une entrée précédente de ce blogue. De l’homme-insecte et de la femme-libellule à la résine qui compose l’ambre, il n’y avait qu’un pas, un rien, une lettre, pour arriver, par associations d’idées, au prénom Régine.

– Camille Deslauriers

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« La ménagerie de roc » – De l’art d’être « habitée »

Vous pouvez consulter le résumé de la nouvelle ici.

Déjà, en 1990, à l’époque de mes études au baccalauréat en études françaises à l’Université du Québec à Trois-Rivières, une chargée de cours nommée Jeanne Morin, avec qui j’avais suivi quelques ateliers d’écriture, en parlant de moi, avait dit à un collègue étudiant : Camille, elle est habitée. Il m’avait alors rapporté ces paroles qui constituaient, de son point de vue de poète, un « compliment ». 

À l’époque, je n’avais pas été surprise de la description qu’elle faisait de moi. Intimidée, oui. Étonnée, non.

D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été habitée. Enfant, par des ami.e.s imaginaires; par cette petite sœur Rosaline que j’ai tant espérée, puis attendue; par le destin de nos poupées Barbie – une histoire qui se continuait à deux, jour après jour et séance après séance, comme une saga, pendant des années. Ces jeux ont duré jusqu’à ce que j’aie treize ans et ils ont, j’en suis certaine, forgé mon imaginaire. Ensuite, à l’adolescence, il y a eu des personnages – les miens et ceux des autres écrivain.e.s; des amours imaginaires; des groupes musicaux fétiches dont j’avais vraiment l’impression de connaître les membres; et déjà, des phrases ou des mots qui m’obsédaient, aussi.

Être habitée. 

Encore aujourd’hui, je ne vois pas comment vivre autrement qu’en me laissant habiter, qu’en me donnant la permission de divaguer. « En regardant ailleurs pour arriver à écrire », comme le confie Élise Turcotte dans le fragment « Errance », tiré d’un essai poétique auquel je reviens sans cesse, Autobiographie de l’esprit :

« J’ai besoin de cette distraction, qui n’est pas le contraire de la concentration – elle est son complément. Je me concentre sur ce que je fais, et puis je dévie. La honte que j’ai ressentie à être ainsi.

Lundi midi, je me lave de la souris séchée, trouvée derrière le frigidaire. Pendant des jours, l’idée de la souris morte est là et me gruge.

Un autre jour, il y a le mot « parpaings ». Cet impitoyable mot de morts non morts, de vie non finie.

Et puis le mot « orvet » que j’attrape dans un roman d’Herta Müller – ce mot, ce serpent de verre.

Serpents souris limaces ciment.

(…)

Je pense à ce nouveau manuscrit et le poumon se met à respirer dans mon petit bureau.

(…)

Où sont mes chats ?

Je suis sans cesse préoccupée par mes chats, surtout l’été. Enfin, pas tout le temps, mais trop intensément. Ils sortent dehors, ils s’enfuient, emportant ma raison avec eux. Quand ils reviennent, je me détends, comme une mère attachée à un fil. Mais peut-être qu’ils me distraient simplement de mon travail, qu’ils me permettent d’être en vie, d’habiter en animal ma maison. » (p. 61-62)

Laisser l’esprit vagabonder, faire autre chose, voire « glander trois heures par jour », comme le prescrivait Michel Hindenoch dans une formation au contage à laquelle j’avais assisté, c’est aussi écrire. On laisse ainsi les personnages évoluer dans l’ombre. 

Écouter de la musique. Coiffer les chats. Cuisiner un repas indien.

Glander comme Yehudi Menuhin, l’un de mes cinq chats.
Crédit photo : Camille Deslauriers

Aller flâner à la Pointe ou au Rocher blanc. S’octroyer un roupillon en plein après-midi. Avoir par moments l’impression de perdre son temps – alors qu’on n’a que l’été pour écrire. Pendant tout ce temps, être hantée, obsédée par ces certitudes : vouloir écrire sur cette ménagerie de roc qu’on a photographiée dès les premières sorties géopoétiques et se dire que, chaque jour, « quelqu’un » va s’occuper du cheval rose et roux à deux têtes et du corbeau impressionniste

La ménagerie de roc.
Crédit photo : Camille Deslauriers

Et un matin, pendant la lessive, soudain, savoir « qui » va prendre soin des animaux mythiques et entendre, clairement, dans ma tête, l’incipit de la nouvelle, sans doute inspiré par les sanguines que l’artiste a utilisées pour reproduire l’oiseau sur une roche :

« Les grottes de Lascaux sont au Bic, m’a-t-elle révélé, un midi, au retour de sa marche.

Chaque fois, ma sœur Régine revient de la Pointe comme on revient de voyage. »

– Camille Deslauriers