Carnets poïétiques - Ce que je sais des berges

« Dans la nuit noire » – Les personnages

Vous pouvez consulter le résumé de la nouvelle ici.

Les idées dorment souvent en moi pendant très longtemps avant de prendre forme sur le papier. Une vieille anecdote, une association saugrenue, un trait de personnalité, une phrase : ça n’est pas, image courante, un squelette d’histoire qui attend qu’on lui ajoute de la chair. Meilleure image serait celle d’un membre entier, mais détaché, isolé, si étrangement déconnecté qu’il serait impossible d’identifier l’animal auquel il appartient. Cet élément sans attache peut me rester en tête pendant des années, sans que je n’aie nécessairement l’impulsion de l’écrire. C’est trop incomplet, trop parcellaire, pour être écrit. Alors ça flotte, simplement, quelque part dans ma tête. Ça se rappelle à moi de temps à autres, ça demande s’il est temps. Et à un moment donné, j’entre en contact avec une autre idée, une autre impression, un autre défi, et ce vieil élément trouve une place où se déployer.

Il y avait longtemps que j’avais en tête d’écrire une histoire d’enlèvement par des extraterrestres. Il y a plus de dix ans, j’étais tombée sur un article (ou était-ce un reportage?) dont je ne me souvenais de rien, sauf d’une femme qui affirmait s’être réveillée dans le mauvais pyjama et qui tenait cela pour preuve que quelque chose s’était passé durant la nuit et qu’on avait effacé sa mémoire. Je savais qu’un jour je voulais utiliser cela et le lier aux extraterrestres, mais c’était encore trop flou, trop peu pour l’écrire : j’attendais que d’autres éléments m’apparaissent et que des liens se forment. Je n’avais alors ni personnage, ni lieux, ni histoire, ni rien d’autre que cette envie floue d’un jour écrire là-dessus. Quand est venu le temps d’écrire ma première nouvelle pour le recueil, c’est l’espace ouvert et venteux de la Pointe qui a réveillé cette vieille idée (je parle davantage de l’espace dans la partie 1); il me semblait y avoir un écho intéressant entre les profondeurs de l’eau et celles de l’espace. Assez, en tout cas, pour essayer quelque chose.

Je savais que je ne voulais pas faire un texte dont le focus serait sur le paranormal, mais me concentrer plutôt sur la fragilité des personnages qui « reviennent » de l’avoir rencontré. Dans mon esprit, j’aborderais donc ce thème par les yeux de la personne enlevée. Mais ce point de vue rendait mal le doute que je voulais conserver, puisque le personnage qui racontait était, lui, convaincu de ce qu’il avait vu. J’ai pensé passer par le regard d’un conjoint, mais encore là, cela clochait. Puis, possiblement parce que je venais de lire les textes de mes collègues autrices (bien que la décision n’ait pas été consciente), j’ai tenté le coup avec une relation mère-fille.

Tout de suite, cela m’est apparu une meilleure approche. Je pouvais esquisser une relation évoluant sur de nombreuses années tout en ayant le doute pour élément central : une situation moins crédible avec un couple.

J’ai essayé de faire en sorte que l’ « incident » paranormal soit en même temps ce qui divise les deux femmes — l’une cherche, par la lumière, à ne plus jamais rencontrer les créatures; l’autre aimerait, dans la noirceur, trouver la preuve qu’ils existent — et les unit — toutes deux doivent subir les conséquences de cette soirée, soit le regard des autres, mais aussi une forme d’obsession quant à la possibilité d’une seconde rencontre. De cette manière, le contraste entre les femmes est constamment rappelé mais ne les oppose jamais complètement : la fille ne tourne jamais le dos à sa mère, qu’elle veut croire, et reste là pour elle malgré le doute; la mère, elle, ne cherche pas à convaincre sa fille de quoi que ce soit. En fin de texte, elle admet même qu’elle ne pense pas que sa fille croie son histoire, mais l’affirme sans lui en faire le reproche.

Je pense qu’on peut comprendre la décision finale de la fille de ne plus chercher les créatures de deux façons. Soit la fille est parvenue à croire sa mère malgré l’absence de preuves, soit elle a décidé que ça n’avait finalement pas tant d’importance, après tout. C’est du moins ce que j’espère qui ressort du texte… les lecteurs sauront mieux que moi juger du succès de l’entreprise.

– Joanie Lemieux

Carnets poïétiques - Ce que je sais des berges

« Dans la nuit noire » – Explorer les zones d’ombres

Vous pouvez consulter le résumé de la nouvelle ici.

Pour rendre compte de l’écriture de ma première nouvelle pour le recueil, « Dans la nuit noire », j’ai décidé de compartimenter ma réflexion en trois segments : l’espace, les personnages et la forme.

D’abord, l’espace. C’est là, après tout, le centre de cette entreprise : tenter de voir de l’intérieur comment se construisent des espaces dans un recueil de nouvelles où tout se déroule dans le même endroit.

Dans l’écriture de ma nouvelle, je n’ai pas cherché à m’inscrire dans la lignée des personnages mis de l’avant par les collègues autrices. J’ai plutôt pris le parti de revenir à l’espace de départ, la Pointe-aux-Anglais, pour en explorer deux nouvelles facettes : l’espace de la nuit, qui prive le personnage de la vue, et l’espace de l’étrange, impossible à fixer.

Il y avait longtemps que je voulais écrire une histoire d’enlèvement par des extra-terrestres (je parle de cette question plus en détails dans la partie 2), sans que j’en aie jamais écrit une seule ligne (c’est très courant, pour moi, d’entretenir une idée pendant plusieurs années avant qu’elle trouve le bon terreau pour germer). Mais dès les débuts du projet de recueil commun au Bic, cette histoire m’est revenue, comme si parler de la vastitude de la mer avait rappelé chez moi la vastitude du ciel.

C’est donc par le territoire que je suis revenue à cette histoire que je voulais conter. Ce sont les lieux qui l’ont ravivée. Mais là n’est sans doute pas le seul élément générateur.

Depuis quelques années déjà (j’aurai sans doute l’occasion d’en reparler), un pan de ma pratique créatrice tend vers l’exploration sonore, une orientation qui transparait, je crois, dans mes textes. J’ai un plaisir particulier à imaginer les espaces dans le noir, à décrire sans la vue. Après, bien sûr, le texte gonfle, d’autres scènes s’ajoutent, et des descriptions visuelles arrivent inévitablement. Que ce soit clair : je ne dis pas ici que j’ai pour but d’éviter d’utiliser la vue, seulement qu’au contraire de plusieurs (c’est du moins ce que des amis écrivains me disent), ça n’est pas le sens par lequel les histoires viennent à moi le plus souvent. Je ne « vois » mes personnages que tard dans le processus (et encore, pas toujours, dans le cas des nouvelles), mais il n’est pas rare qu’une nouvelle entière naisse d’un bruit ou d’une voix. Visuellement, mon point de départ est souvent la noirceur, et c’est vrai encore une fois dans ce cas-ci.

Le contraste entre lumière et noirceur est omniprésent, dans cette nouvelle. Une femme a développé une phobie absolue de toute obscurité; sa fille, en réaction, se bande les yeux même la nuit. Si ces habitudes irréconciliables pourraient diviser les femmes, toutefois, elles les lient aussi toutes les deux à la même question : celle de l’incident survenu il y a plusieurs années, de l’enlèvement de la mère, impossible à prouver.

L’espace de l’obscurité est donc directement lié à celui du paranormal : une autre zone d’ombres.

Ce que j’entends par « espace de l’étrange » est, en fait, un caractère invisible, insaisissable; c’est l’espèce de qualité mystique qui épaissit l’air des lieux qu’on dit hantés, ces lieux où, même si on ne croit pas du tout aux affaires surnaturelles, on a tendance à demeurer plus à l’affut, à remarquer davantage les petits mouvements dans la distance, à entendre plus distinctement chaque craquement, etc. Il me semble que la possibilité qu’un endroit ait connu la visite d’une créature inconnue, même si rien ne confirme ladite visite, confère à cet endroit une dimension nouvelle, que j’avais envie d’installer.

Pour conserver l’ambivalence du territoire, j’ai choisi de ne pas trancher quant à l’enlèvement du personnage de la mère: j’ai préféré orienter le texte vers la réflexion de sa fille, faire en sorte que la véritable question de la nouvelle ne soit pas celle de l’existence des extraterrestres, mais celle du lien entre les deux femmes.

C’est là l’un des bonheurs d’écrire ce recueil à plusieurs : je peux ouvrir une porte, injecter dans le territoire une question. Mes collègues pourront décider, si elles en ont envie, de faire de mon personnage ou une menteuse, ou une victime véritable; de ramener le territoire à sa géographie et à ses certitudes ou d’en confirmer le caractère fantastique. Ainsi, j’évite de détourner complètement, d’un seul coup, l’espace initial (ce qui serait le cas si j’avais décidé de faire de la Pointe-aux-Anglais un camp de base extraterrestre, par exemple). Je me contente d’ouvrir une piste vers le surnaturel, la possibilité d’un doute. Le choix des autres autrices sur cette question, qu’il aille dans un sens ou dans l’autre, orientera à son tour mes prochaines nouvelles.

– Joanie Lemieux