Carnets poïétiques - Ce que je sais des berges

« L’enfant sur le linoléum » – Une confidence, quelques recherches et une commande

Souvent, une vie sera dominée par un point culminant. À un certain moment d’une certaine aube d’un certain automne, une conception du monde s’éclaire, une réalité se dresse dans l’écume; le ciel change alors imperceptiblement de couleur […]. L’existence acquiert alors une autre texture. Voilà une métaphore à peu près convenable de mon rapport à la nouvelle : l’attention envers ce moment où une vie bascule. Mais dès après ce moment décisif, l’être « différent » est déjà en route, tremblement parfait propulsé par toute la puissance du vivant. Cet être dont le regard s’est assombri ou illuminé frémit déjà, avec majesté dirai-je, vers un autre point culminant. »
Jean Pierre Girard, Le tremblé du sens, 2005, p. 59

Vous pouvez consulter le résumé de la nouvelle ici.

Certaines anecdotes qu’on nous raconte prennent parfois les couleurs de l’ambre. Telles des invertébrés englués dans le silence, elles attendent des années avant qu’on en découvre l’empreinte, étonnamment nette, dans la transparence d’un texte. Ainsi, la vision à l’origine de la phrase « En bas de l’escalier, l’enfant sur le linoléum » date-t-elle précisément du 8 janvier 2015. 

À la fin d’un premier cours sur la nouvelle, alors que je venais de citer « La Fontanelle » d’Hugues Corriveau (Troublant, Québec Amérique, 2001) en guise d’exemple de texte minimaliste où le non-dit, l’évocation et les silences résonnaient plus fort que les mots, en écho à l’épouvante provoquée par ce texte, une étudiante adulte était venue me confier une peur irrationnelle qui avait traversé ses pensées juste après sa première grossesse : elle avait craint de jeter son bébé en bas d’un escalier. 

https://www.quebec-amerique.com/livres/litterature/hors-collection/troublant-576

Paradoxalement, j’avais alors été aussi fascinée que rebutée par son aveu. Je lui avais dit que c’était en effet le genre de pulsion – ou d’instant charnière dans la vie d’une narratrice ou d’un personnage, l’un des fameux « Y », un moment où une vie peut basculer dont parle Jean Pierre Girard dans Le Tremblé du sens – qui pouvait être cristallisée dans une nouvelle ou une micronouvelle.

Elle n’a, à ma connaissance, jamais écrit ce texte – c’est d’ailleurs triste, elle n’écrit plus, tout court.

L’anecdote, elle, me hante depuis cinq ans. 

A-t-on le droit de s’emparer comme ça d’un secret ? 

Était-ce du vol, de l’anthropophagie, du plagiat ? 

Absolument pas. Ce genre de terreurs vives qui se fossilisent en nous à notre insu – dont nos fictions s’approprient consciemment ou inconsciemment – rejoignent, en fait, des thèmes intemporels et leurs variations. 

https://www.connaissancedesarts.com/peinture-et-sculpture/le-cri-de-munch-les-dernieres-decouvertes-scientifiques-sur-le-chef-doeuvre-expressionniste-11139767/

Mes recherches sur le sujet m’ont par ailleurs appris que ce type de phobie d’impulsion touche de nombreuses mères « mises à mal par le dévouement nécessaire – plus ou moins héroïque – aux soins précoces ». https://www.cairn.info/revue-enfances-et-psy-2009-3-page-92.htm La peur de faire mal au poupon irait même parfois jusqu’à la phobie d’empoisonner le bébé avec son lait ou avec la purée préparée pour lui.

Dans ma nouvelle « L’enfant sur le linoléum », c’est plutôt Jessica, devenue « gardienne de service du demi-frère monstre », qui a « bien failli » obéir à l’épouvantable pulsion et qui s’est enfuie pour « éviter le pire ».

La commande d’un « récit qui devait comporter absolument une fille / femme en posture particulièrement malveillante » des directrices littéraires du Collectif Cruelles (à paraître à l’automne 2020 aux Éditions Tête Première) aura été le tremplin pour explorer la complexité de ce personnage adolescent et plonger dans l’écriture du texte.

– Camille Deslauriers

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