Vous pouvez consulter le résumé de la nouvelle ici.
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Son pyjama, affirmait-elle, était la preuve irréfutable qu’elle disait vrai. (…) Elle s’était couchée avec un pyjama jaune aux motifs d’hippocampes et s’était réveillée, fiévreuse, dans un pyjama blanc qui ne lui appartenait pas. »
Joanie Lemieux, « Dans la nuit noire ».
Ce pyjama, m’étais-je dit d’emblée à la lecture du texte de Joanie, quelqu’un pourrait le trouver sur la plage, à marée basse.
Pour écrire « L’enfant sur le linoléum », au détour d’une commande de texte (Collectif Cruelles, à paraître aux éditions Somme Toute, collection Hamac), je suis donc repartie de cette idée, notée dans un fichier informatique créé six mois auparavant, idée qui s’était alors avérée une fausse piste « Dans les bras de Satie » – Fausse piste, lorsque j’avais écrit le premier jet de « Dans les bras de Satie ».
Se faufiler dans les marges d’un ancien brouillon rassure et permet de ne pas sauter dans le vide. Avec une certaine fascination, dans ce premier jet avorté, j’ai donc retrouvé mon personnage de fugueuse et son étrange collection, « [u]n mini-musée de l’horreur dans son sac à dos ».
Fidèle à mes pratiques scripturales, j’ai encore été portée par la protagoniste : une adolescente que j’ai nommée Jessica.
Des adolescent.e.s, j’aime la complexité, les questionnements viscéraux, les eaux troubles dans lesquelles elles et ils surnagent, comme en témoigne mon deuxième recueil publié. Mais, cette fois, c’est véritablement son rapport aux lieux, d’une part, et aux objets, de l’autre, qui ont structuré le texte, où se succèdent des figures spatiales inspirées par des artefacts tantôt référentiels tantôt imaginaires.
De la véritable Pointe-aux-anglais, j’ai en effet retenu trois détails photographiques devenus autant de figures spatiales métonymiques ou métaphoriques dans ma nouvelle : un bateau; un sous-vêtement abandonné sur la grève; la bibliothèque de survie de l’île aux Amours.
D’abord, il y a eu ce bateau étonnamment amarré dans les eaux basses de la baie, en solitaire, que j’avais photographié lors d’une sortie géopoétique à l’été 2018, le Lucien no 1.

En le voyant, j’avais tout de suite pensé : quelqu’un pourrait s’y terrer ou y avoir été enfermé.
Mort ou vivant, mon personnage ? Je ne savais pas. Mais l’idée était restée. La cale, cet espace clos par excellence, a clairement été à l’origine de l’idée de « fugue » et l’a représentée illico, avant même que je ne sache quoi que ce soit d’autre du personnage.
« Cachée au fond de la cale du Lucien no 1, Jessica tente de se rassurer.
Elle se répète qu’elle a quinze ans et qu’elle a déjà habité au 30, rue Alice-Rochefort. »
L’adresse civique liée à la maison maternelle de Jessica existe, au Bic. C’était important, pour moi, de cibler une vraie maison. Ordinaire, anonyme, dont je ne saurais rien, mais référentielle. Choisie en visitant les rues du village, sur Google Maps.
Par pudeur, sans doute, je n’ai pas poussé plus loin les recherches. Est-ce une entorse à notre posture géopoétique de ne pas être allée me promener vraiment dans cette rue, de ne pas m’être arrêtée devant la maison, avoir tambouriné à la porte, bonjour, j’écris sur votre maison, quelqu’un qui a une phobie d’impulsion pense constamment à y jeter un bébé du haut de l’escalier, le saviez-vous, puis-je la visiter pour m’inspirer concrètement des lieux?
Il valait mieux me contenter d’imaginer.
Rue Alice-Rochefort. Pourquoi cette rue-là précisément?
D’un côté, parce qu’elle porte un nom de femme – et mon histoire tournait, en toile de fond, autour d’une fille ayant l’impression que « sa mère l’ignore depuis qu’elle a enfanté une gargouille ». Une histoire qui concernait les femmes appelait un nom de rue de femme.
Quelques recherches sur Internet m’ont ensuite appris qu’en 2018, dans le grand Rimouski (dont fait partie le Bic), environ 5% des rues portaient des noms de femme. Alice-Rochefort figurait en premier sur la liste et j’ai tout de suite noté le nom. D’un autre côté, je voulais choisir le nom d’une personne peu connue et non celui d’une personnalité célèbre (Rimouski comportant une rue Anne-Hébert et une rue La Bolduc, à titre d’exemple) et j’ai tout de suite aimé les connotations minérales, la violence des « r » et le vent qui chuinte entre les consonnes sifflantes « ch » et « f » du nom de famille « Rochefort ».
Dans le texte, je ne décris pas cette maison, que j’ai réduite à cet élément central du texte : l’escalier. Un escalier qui surplombe un plancher de « linoléum ». Du haut duquel Jessica, gardienne de service depuis que sa mère a enfanté un enfant trisomique à l’âge de quarante-neuf ans, a « bien failli » jeter son « demi-frère-monstre », un soir où elle en avait marre du gardiennage, avant de s’enfuir pour éviter le pire. L’escalier et le linoléum ont ainsi condensé toute la maison, ils sont devenus des métonymies des « mauvaises pensées » obsédantes du personnage – qui souffre d’une phobie d’impulsion, j’en reparlerai dans une prochaine entrée – dans les figures projetées qui représentent ses souvenirs.
La collection de « choses morbides » que transporte Jessica dans son sac à dos, quant à elle, est constituée d’objets qui évoquent, dans une sorte d’accumulation symbolique, des moments du passé et du présent de mon personnage. Chacun porte une scène qui reste en filigrane dans la nouvelle. Ces fétiches évoquent la détresse psychologique de Jessica. Neuf de ces objets ont été imaginés. Le dixième s’inspire d’un artefact que j’ai réellement photographié dans le cadre d’une sortie géopoétique en juillet 2019, « [u]n caleçon Fruit of the Loom » dont le lecteur ne saura rien de plus, sinon qu’il est « taché de sperme » et qu’il rappelle, par sa nature, le lambeau de pyjama trouvé sur la berge et la fascination Jessica pour les « pièces à conviction » d’ordre intime (des sparadraps; des mégots de cigarettes; des dents de lait; des rognures d’ongles; un chapelet volé à sa grand-mère, entre autres). Ma découverte inusitée – laquelle m’a bien amusée, je dois l’avouer – lors d’une sortie géopoétique à La Pointe s’est glissée naturellement dans la fiction.

Du reste, la passion des mots et des livres de Jessica découle du désir de représenter la bibliothèque de survie située sur l’île aux Amours, http://www.sagalane.com/livres/17-biblio/ile-aux-amours, une piste que je voulais explorer depuis le début du projet de création du BREF. Ainsi, Jessica, qui a découvert le pouvoir des mots dans un cour de français sur la poésie, à l’école secondaire, traîne dans son sac à dos un « vieux dictionnaire sans page couverture qui appartenait à sa mère quand elle était au secondaire » et un recueil de poésie qu’elle a emprunté dans la bibliothèque de survie, Chauffer le dehors, de Marie-Andrée Gill, l’un des intertextes qui m’a accompagnée pendant l’écriture et qui feront l’objet d’une prochaine entrée.
– Camille Deslauriers