Carnets poïétiques - Ce que je sais des berges

« Dans les bras de Satie » – Fausse piste

Vous pouvez consulter le résumé de la nouvelle ici.

Une fois de plus, s’emprisonner dans des doubles pistes, comme dans un labyrinthe.

Partir d’abord d’un lambeau de pyjama emprunté au texte de Joanie (insérer un lien vers résumé) qu’une adolescente trouverait sur la plage, à marée basse. Se dire : mon personnage serait une adolescente, elle collectionnerait les objets insolites et macabres. Ses dents de lait. Ses rognures d’ongles. Les couilles de son chat qu’elle vient de faire castrer, comme de minuscules pois chiches, dans le formol. Et maintenant, ce simili-placenta. Elle serait fascinée par la légende de l’île au Massacre http://www.irepi.ulaval.ca/fiche-legende-ile-massacre-90.html. Elle irait squatter la maison incendiée à l’entrée de la pointe aux Anglais.

Trouver la phrase initiale, travailler le potentiel incipit :

« C’est brun-rouge et c’est dégueu.

 Avec le bout d’une branche, Célia tâtonne la chose qu’elle vient de trouver, en marchant sur la grève, à marée basse.

 La chose est molle et fibreuse.

 Lentement, elle la tourne, la retourne, la soulève.

 Ces rebords inégaux, ce cordon grisâtre qui pend. On dirait un placenta séché.

 Dommage. Ce n’est qu’un morceau de tissu, sans doute taché de boue et de sang. »

Penser qu’on pourra aussi récupérer enfin cette anecdote racontée par une femme qui m’avait confié avoir une phobie affolante : celle de jeter son poupon du haut d’un escalier. Cette pulsion qui relève d’une phobie d’impulsion, caractérisée par la crainte d’un acte non déterminé.

Tourner en rond dans ses notes. S’éloigner du clavier. Décider de « rêver » la crique.

Revenir aussitôt à l’idée de suicide. À cette scène qui m’habite depuis longtemps : deux personnages près d’une falaise, l’un en fauteuil roulant, l’autre qui va le pousser; de connivence, le plongeon fatal, le deuxième personnage ayant accepté de mettre un terme aux souffrances du premier.

La noyade, cette éternelle fascination (« Entre deux anémones ou les coulisses d’une chambre liquide »https://bureaubref.wordpress.com/2019/05/23/entre-deux-anemones-ou-les-coulisses-dune-chambre-liquide/). Mais pourquoi ?

Peut-être parce que la première crique, à la pointe aux Anglais, est un lieu à l’écart. Presque secret. Un entre-lieu, un « [e]space de liberté où tout est possible », « [v]ierge de toute connotation historique ou « mémoriale », [… qui] attend d’être investi, d’être transformé par le regard humain » (Lahaie, C. et coll., Ces mondes brefs, 2009, p. 38).

*

Une autre noyade. Pas l’idéal, dans la perspective d’un recueil où il importe minimalement de varier les thèmes et de relancer l’imaginaire de l’équipe.

Chercher encore, donc.

Même si, comme le souligne fort pertinemment Bachelard, pour certains auteurs et certaines autrices, « [l]’eau est […] une invitation à mourir; elle est une invitation à une mort spéciale qui nous permet de rejoindre un des refuges matériels élémentaires. […] En lui, chaque heure méditée est comme une larme vivante qui va rejoindre l’eau des regrets; le temps tombe goutte à goutte des horloges naturelles; le monde que le temps anime est une mélancolie qui pleure » (L’eau et les rêves, 1989, p. 77-78).

– Camille Deslauriers

Références :
– Bachelard, Gaston, L’eau et les rêves, Essai sur l’imagination de la matière, Paris, Librairie José Corti, (1942) 1989, 265 p.
– Lahaie, Christiane, avec la coll. de Marc Boyer, Camille Deslauriers et Marie-Claude Lapalme, Ces mondes brefs, Pour une géocritique de la nouvelle québécoise contemporaine, Québec, L’instant même, 2009, 456 p.

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« Dans la nuit noire » – Brasser les cartes

Vous pouvez consulter le résumé de la nouvelle ici.

Enfin, je ne pourrais parler de l’écriture de cette première nouvelle sans aborder la question du découpage, de l’agencement des fragments dans un ordre particulier et des multiples fins que j’ai envisagées (et écrites) pour cette nouvelle avant d’arrêter mon choix.

Choisir l’agencement des fragments a pris du temps. Plusieurs ont été écrits mais ne sont pas restés du tout dans le texte final (des fragments qui avaient rapport au père, notamment, ont finalement été évacués). L’ordre a été changé, je pense, dans toutes les dispositions possibles, avant que j’arrête mon choix.

Il va de soi que le sens de l’histoire changeait avec chaque modification. Chaque façon d’ouvrir le texte, par exemple, avait ses avantages.

Entrer dans le texte par la scène de l’incident était non seulement chronologiquement juste, mais mettait l’accent sur l’étrange, de même que sur la narratrice, puisque cela permettait au lecteur d’avoir pour première information ce qui est aussi, de son propre aveu, son premier souvenir à elle, le tout début de sa relation consciente avec sa mère. Ouvrir le texte par la narratrice qui se fait juger à l’école introduisait son doute avant même l’objet de ce doute, ce qui ajoutait à la tension : on se demandait quelles preuves existaient, les détails de l’incident. Commencer par le fragment sur le pyjama était saugrenu et accrocheur, en plus de mettre la certitude de la mère en avant plan, mais ne présentait pas la narratrice du tout, alors encore moins leur relation. Commencer par les scènes de rituels entre les fillettes mettait l’accent sur la « mauvaise » relation (la leur, et non celle avec la mère), ce que je voulais éviter. Entrer dans le texte par l’espace, ce que j’ai finalement choisi de faire, nous place tout de suite avec le personnage de la fille, qui raconte son histoire sans qu’on sache alors qu’elle le fait à voix haute.

J’ai donc choisi d’ouvrir sur l’espace de la pointe et de fermer sur lui. Je trouvais que commencer avec l’appel des profondeurs du ciel était intéressant, mais aussi que les propos tenus sur l’obscurité soutenaient une sorte d’étrangeté dans le réel, ce qui me semblait convenir au ton que je voulais pour le texte. Qui plus est, cette disposition permettait une circularité intéressante, un écho entre le début et la fin (elle sent que le ciel l’appelle à lui; elle lance à son tour un dernier appel au ciel).

Du reste, cette fin a elle aussi changé beaucoup. La première version complète ne contenait pas la conversation finale entre les deux femmes et se terminait sur une scène où la fille, en fouillant dans des vieilleries, trouvait un objet : or, cet objet laissait deviner si oui ou non la mère avait bien été enlevée, une question que j’ai finalement choisi de laisser en suspens, pour mettre davantage l’accent sur la relation mère-fille que sur les extraterrestres eux-mêmes. Qui plus est, cette scène posait quelques problèmes : il était difficile pour certains de mes premiers lecteurs de comprendre ce que j’essayais de dire. Les versions suivantes devaient donc s’éloigner de la question extraterrestre elle-même tout en se faisant plus claire. Mais, en lisant cette nouvelle fin, mes premiers lecteurs m’ont cette fois reproché d’avoir été trop claire, d’avoir enlevé son mystère au texte… Plusieurs versions plus tard, je crois que la fin fonctionne, qu’elle laisse entendre des choses sans les confirmer. Mais, encore une fois ici, les lecteurs jugeront mieux que moi de si j’ai réussi ou non cela.

Pour terminer, j’aimerais prendre le temps de parler du lien à faire entre le travail d’agencement des fragments et le caractère un peu étrange de l’histoire. J’ai déjà abordé la question d’un tel lien dans une communication (que vous pouvez lire ici) où j’avançais que, dans mon recueil Les trains sous l’eau prennent-ils encore des passagers?, le découpage (papier, aux ciseaux) de mes nouvelles en fragments et le jeu physique par lequel j’organisais et réorganisais le texte ne me semblaient pas sans incidence sur le développement, dans mon écriture, d’une forme d’onirisme. En effet, déplacer et replacer les fragments chavire à chaque fois l’histoire et, à force, provoque des rencontres heureuses entre certains éléments autrement distants, rencontres qui à leur tour génèrent de nouveaux éléments imprévus au départ.

Or, depuis la parution du recueil, je suis passée à d’autres sujets et d’autres formes d’écriture. Je travaille encore des chapitres brefs, mais je retouche beaucoup moins leur agencement. Moins de « découpage », moins d’onirisme : il n’est pas certain qu’il y ait corrélation, mais il y a coïncidence. Et voilà qu’au moment d’écrire sur un phénomène paranormal, je choisis spontanément de découper mon texte en fragments. Peut-être parce que les ellipses amènent naturellement du silence, des omissions, qui servent le mystère. Peut-être parce qu’une chronologie bousculée épouse mieux la réflexion de la narratrice qui se raconte. Quoi qu’il en soit, aborder l’écriture du texte comme un casse-tête ou un jeu de cartes à constamment rebrasser me permet de voir ma propre histoire sous plusieurs jours.

À la fin de l’écriture, même si je tiens les rênes du texte, j’ai vu passer tant de versions où il se passe tant de choses que moi-même, tout comme ma narratrice, je ne suis plus certaine de laquelle est la vraie.

– Joanie Lemieux

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« Dans la nuit noire » – Les personnages

Vous pouvez consulter le résumé de la nouvelle ici.

Les idées dorment souvent en moi pendant très longtemps avant de prendre forme sur le papier. Une vieille anecdote, une association saugrenue, un trait de personnalité, une phrase : ça n’est pas, image courante, un squelette d’histoire qui attend qu’on lui ajoute de la chair. Meilleure image serait celle d’un membre entier, mais détaché, isolé, si étrangement déconnecté qu’il serait impossible d’identifier l’animal auquel il appartient. Cet élément sans attache peut me rester en tête pendant des années, sans que je n’aie nécessairement l’impulsion de l’écrire. C’est trop incomplet, trop parcellaire, pour être écrit. Alors ça flotte, simplement, quelque part dans ma tête. Ça se rappelle à moi de temps à autres, ça demande s’il est temps. Et à un moment donné, j’entre en contact avec une autre idée, une autre impression, un autre défi, et ce vieil élément trouve une place où se déployer.

Il y avait longtemps que j’avais en tête d’écrire une histoire d’enlèvement par des extraterrestres. Il y a plus de dix ans, j’étais tombée sur un article (ou était-ce un reportage?) dont je ne me souvenais de rien, sauf d’une femme qui affirmait s’être réveillée dans le mauvais pyjama et qui tenait cela pour preuve que quelque chose s’était passé durant la nuit et qu’on avait effacé sa mémoire. Je savais qu’un jour je voulais utiliser cela et le lier aux extraterrestres, mais c’était encore trop flou, trop peu pour l’écrire : j’attendais que d’autres éléments m’apparaissent et que des liens se forment. Je n’avais alors ni personnage, ni lieux, ni histoire, ni rien d’autre que cette envie floue d’un jour écrire là-dessus. Quand est venu le temps d’écrire ma première nouvelle pour le recueil, c’est l’espace ouvert et venteux de la Pointe qui a réveillé cette vieille idée (je parle davantage de l’espace dans la partie 1); il me semblait y avoir un écho intéressant entre les profondeurs de l’eau et celles de l’espace. Assez, en tout cas, pour essayer quelque chose.

Je savais que je ne voulais pas faire un texte dont le focus serait sur le paranormal, mais me concentrer plutôt sur la fragilité des personnages qui « reviennent » de l’avoir rencontré. Dans mon esprit, j’aborderais donc ce thème par les yeux de la personne enlevée. Mais ce point de vue rendait mal le doute que je voulais conserver, puisque le personnage qui racontait était, lui, convaincu de ce qu’il avait vu. J’ai pensé passer par le regard d’un conjoint, mais encore là, cela clochait. Puis, possiblement parce que je venais de lire les textes de mes collègues autrices (bien que la décision n’ait pas été consciente), j’ai tenté le coup avec une relation mère-fille.

Tout de suite, cela m’est apparu une meilleure approche. Je pouvais esquisser une relation évoluant sur de nombreuses années tout en ayant le doute pour élément central : une situation moins crédible avec un couple.

J’ai essayé de faire en sorte que l’ « incident » paranormal soit en même temps ce qui divise les deux femmes — l’une cherche, par la lumière, à ne plus jamais rencontrer les créatures; l’autre aimerait, dans la noirceur, trouver la preuve qu’ils existent — et les unit — toutes deux doivent subir les conséquences de cette soirée, soit le regard des autres, mais aussi une forme d’obsession quant à la possibilité d’une seconde rencontre. De cette manière, le contraste entre les femmes est constamment rappelé mais ne les oppose jamais complètement : la fille ne tourne jamais le dos à sa mère, qu’elle veut croire, et reste là pour elle malgré le doute; la mère, elle, ne cherche pas à convaincre sa fille de quoi que ce soit. En fin de texte, elle admet même qu’elle ne pense pas que sa fille croie son histoire, mais l’affirme sans lui en faire le reproche.

Je pense qu’on peut comprendre la décision finale de la fille de ne plus chercher les créatures de deux façons. Soit la fille est parvenue à croire sa mère malgré l’absence de preuves, soit elle a décidé que ça n’avait finalement pas tant d’importance, après tout. C’est du moins ce que j’espère qui ressort du texte… les lecteurs sauront mieux que moi juger du succès de l’entreprise.

– Joanie Lemieux

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« Water Lili » – Récit d’une immersion

Vous pouvez consulter le résumé de la nouvelle ici.

Le carnet

Tout le long de la période d’écriture de « Water Lili », je prends des notes dans un document, à la manière d’un carnet de bord, comme je le fais parfois en période d’écriture, mais de manière plus systématique cette fois, plus assidue, dans le but de nourrir ma section du blogue. Pourtant, je ressens un malaise à l’idée de publier ce « carnet » sur Internet. Même retravaillé, il me semble relever plus de la simple prise de note que de la réflexion proprement dite. Un texte nu. Je ressens le besoin de l’«habiller» un peu, de le rendre plus «présentable».

Cette entrée de blogue est donc un collage des réflexions qui m’habitent alors que j’écris ma nouvelle, composé à partir des notes prises dans mon «carnet».

Lili

J’aime beaucoup écrire sous contrainte. C’est une démarche qui, en fait, n’a rien de contraignant pour moi. À l’inverse, elle me permet de partir de quelque chose, elle me donne un ancrage. Que ce soit le thème de l’appel de textes d’une revue, le respect d’une forme particulière ou une photo qu’on me propose lors d’un atelier d’écriture, il s’agit pour moi d’un moteur de création.

Cette fois-ci, le point de départ de mon texte est double : c’est, d’abord, le lieu que nous avons choisi en groupe, la Pointe-aux-Anglais; ce sont, ensuite, les nouvelles qu’ont écrites mes deux collègues avant moi. C’est la première fois que j’écris dans cette optique. Mon texte fera partie, à terme, d’une œuvre écrite à plusieurs, dans laquelle les différentes nouvelles, bien qu’elles pourront être lues séparément, seront liées les unes aux autres, se répondront les unes les autres, feront partie d’un récit plus large : un roman par nouvelles.

C’est ainsi que, les premiers jours où j’écris ma nouvelle, des images des deux autres textes m’accompagnent. Celle du berceau rouge à la dérive dans le fleuve, bien sûr (texte de Camille). Mais aussi celle de la fille qui dort sur sa mère, dans la chaise berçante près de la fenêtre (texte de Françoise). Je pense que c’est comme ça que s’impose à moi le personnage de Lili. C’est sur elle que je dois écrire.

Water Lili

Quand j’annonce à ma collègue Joanie que ma nouvelle aura pour narratrice Lili, elle me fait remarque le lien entre ce nom et les lis d’eau (les nénuphars). En effet, le lis, en anglais, se dit lily et le nénuphar, water lily. Je ne sais pas si j’aurais remarqué ce lien sans la conversation que nous avons eue, elle et moi.

Mère-fille

Il faut toutefois que je dépasse les textes de mes collègues, que j’emmène Lili ailleurs. Si la relation mère-fille est définitivement un thème sous-jacent de ces deux nouvelles, c’est surtout la vision de la mère qu’on y retrouve (parfois dans les yeux du père). Il me faut celle de la fille.

Je me sens démunie face à cette histoire. Je suis une fille et j’aurais des tonnes de chose à dire à propos de mon propre lien avec ma mère, mais rien qui pourrait s’approcher, même un peu, de ce qui se dessine entre Lili et Gaëlle. Je ne sais pas comment aborder cette relation. Pour m’aider, je me tourne spontanément vers ma bibliothèque, une chose que je fais pourtant rarement lorsque j’écris. Je parcours les rayons et en retire quelques volumes, sans autre critère que ma plus simple intuition. J’attrape un carnet et un crayon, et je m’en vais lire dans le bain.

J’écarte certains livres après en avoir lu quelques lignes seulement. J’en lis d’autres plus attentivement, qui ne me serviront pas cette fois-ci, mais desquels je tire quelques notes qui m’entraînent sur le terrain de mes autres projets en cours. De ces lectures, deux laisseront des traces et alimenteront directement l’écriture de « Water Lili ».

D’abord, deux vers tirés du recueil Frayer, de Marie-Andrée Gill, que je placerai en épigraphe de ma nouvelle :

(je ne fais qu’essayer de ressembler
à cette vieille eau dont je suis l’enfant)
(Gill, 2019, p. 74)

L’idée d’une identité, d’une vie en attente, convoquée par l’usage de la parenthèse, me conquit. Et qu’est Lili sinon l’enfant des eaux? La lecture de cette poète, que je différais depuis trop longtemps déjà, m’a profondément marquée. Magnifique découverte.

Ensuite, il y a Tout comme elle, de Louise Dupré, que je retrouve et qui, comme chaque fois, me semble tellement juste – et beau. De ce « texte pour le théâtre » qui traite justement du rapport mère-fille, je retiens :

Et moi, je n’attends plus de réponse d’elle. Je n’attends plus. (Dupré, 2006, p. 25)

Il n’y a pas de consolation. Elles meurent comme elles ont vécu, les mères. Et à côté d’elles, des filles en silence, qui leur tiennent la main. (p. 26)

Moi, le masque muet de ma mère, son cri ravalé si longtemps que devant moi elle tremble. Si cela éclatait, cette folie, elle pourrait nous anéantir, j’en suis sure. […] Mais les filles ne tuent pas leur mère ni les mères leurs filles. C’est écrit, depuis le début des temps. (p. 35)

Chacun à sa manière, ces extraits me suivront tout le long de l’écriture, me feront cheminer dans l’histoire d’amour silencieux entre une mère et sa fille.

À tout hasard, je consulte aussi les appels de textes des revues littéraires québécoises. Art Le Sabord annonce le thème « Ancrages ». La mère comme ancrage, ça me semble parfait. J’ajoute donc une dimension à ma contrainte d’écriture; et je soumettrai ma nouvelle à la revue.

Immersion

Je lis souvent dans le bain, mais j’y écris très rarement. Cette fois, pourtant, le bain fait partie des lieux de mon écriture. Je ne comprends pas exactement pourquoi, mais je sens que j’ai besoin de me retirer dans cet endroit où je me sens bien, en sécurité, que c’est ce qui me permet une immersion (sans mauvais jeu de mots) dans l’histoire de Lili. Ça me permet d’être avec elle. Dans mon bain, je pense à elle, j’essaie de me mettre à sa place, je me transforme en l’enfant « rescapée des eaux ». À un certain moment de ma démarche, je commence à y apporter mon texte imprimé, que je retravaille et poursuit au stylo, directement sur la feuille. Je conserve ensuite ces différents états de texte, annotés et gondolés par la vapeur et les gouttes d’eau qui ont coulé sur la page.

Durant la période d’environ un mois où je rédige mon texte, je suis complètement immergée dans l’univers de Lili. Je la vois partout. Quand j’écoute un des disques de Fiona Apple, elle est là aussi :

He goes along just as a water lily
Gentle on the surface of his thoughts his body floats
Unweighted down by passion or intensity
Yet unaware of the depth upon which he coasts
(Apple, 1996)

Ces paroles, je les connais très bien pour avoir écouté l’album des centaines de fois, souvent à répétition, mais je n’y avais pas pensé quand j’ai commencé la rédaction de mon texte. Maintenant, cette chanson me trottera dans la tête lorsque j’écrirai l’histoire de ma « Water Lili ».

Quelque chose de similaire se produira, après l’envoi de la version finale de ma nouvelle, lorsque je relirai, pour un tout autre projet, « Je ne suis pas sortie de ma nuit », un texte d’Annie Ernaux que j’ai découvert il y a quelques années. Au début de ce récit, où l’autrice collige ses pensées et ses impressions sur sa mère souffrant de la maladie d’Alzheimer, il y a cette phrase :

[…] elle est décédée d’une embolie en avril 86, à soixante-dix-neuf ans.
(Ernaux, 2011, p. 608)

Cette fois-ci, ce n’est pas la fille, mais la mère que je retrouve dans cette phrase, étrangement semblable, dans sa structure comme dans ses thèmes, à celle de mon texte : « Elle est morte d’une embolie pulmonaire, dans son lit, à l’âge de quarante-sept ans. » Comme quoi les textes qu’on lit (et qu’on aime) peuvent rester longtemps dans notre mémoire et, à notre insu, ressurgir dans nos propres textes.

Recherche-création

Notre roman par nouvelles s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche-création qui étudie le rapport à l’espace dans les œuvres qui appartiennent à ce genre littéraire hybride. Forcément, cette question et les œuvres que nous étudions font partie de mes réflexions lors de ma période d’écriture.

D’abord, le lieu où nous avons décidé d’ancrer notre histoire, la Pointe-aux-Anglais, au Bic, est omniprésent. Ce n’est pas un endroit que je connais beaucoup (sauf pour être passée devant à de multiples reprises en me rendant à Rimouski) : je n’y suis allée, en fait, que trois fois, toutes après que nous l’ayons choisi dans le cadre de notre projet de création. Malgré cela, ses paysages sont encore imprimés très clairement dans ma mémoire, de même que certaines sensations : celle du vent quand j’ai grimpé la paroi rocheuse de l’Île du Massacre; celle de l’eau froide sur mes pieds quand je me suis brièvement aventurée dans le fleuve. Ce n’est pas pour rien que nous avons opté pour ce lieu : il est du type qui crée une forte impression à quiconque le visite.

Malgré cela, j’ai trouvé important de renforcer cette connaissance personnelle, toute neuve et incomplète, de faits que j’ignorais avant. C’est le cas du goémon noir. Je cherchais des éléments qui pourraient lier le Bic et la Bretagne (d’où provient Gaëlle) et j’ai pensé aux algues. J’ai découvert que le goémon noir poussait aux deux endroits (au départ, je ne connaissais le nom d’aucune algue de la Pointe-aux-Anglais), puis que les Bretons en faisaient, jadis, des « pains de la mer » dans des espèces de fours en bordure de l’océan. On les vendait ensuite pour en faire des produits à base d’iode. Non seulement ces informations ont servi mon récit, mais la recherche que j’ai dû faire a soulevé en moi une réflexion sur la particularité de l’écriture d’une œuvre, toute fictionnelle soit-elle, qui prend place dans un lieu réel. Je ne peux pas, en effet, parler de n’importe quelle algue lorsque j’évoque la flore marine du Bic – du moins, si je reste dans le registre du vraisemblable. Pour moi, qui ai plutôt l’habitude d’écrire des textes où les lieux sont à peine évoqués, voire pas du tout, c’est une contrainte supplémentaire : je dois me demander si mon récit est fidèle au lieu dans lequel il est supposé prendre place. Mais comme pour la classique contrainte d’écriture, je ne considère pas celle-ci comme un poids. Il s’agit au contraire d’une manière de faire progresser mon histoire dans des territoires inattendus et d’en apprendre un peu plus sur certaines régions du monde.

Ensuite, les œuvres qui m’ont été attribuées au sein de l’équipe de recherche et que je dois analyser dans le cadre du projet de recherche ont aussi surgi lors de l’écriture. Le grenier où le père a caché les objets ayant appartenu à la mère est issu du roman par nouvelles Je n’ai jamais embrassé Laure de Kiev Renaud, dans lequel les jeunes filles jouent aux prostituées dans le grenier des parents de l’une d’elles. L’idée que la mère ait habité un immeuble près du parc Jarry provient du recueil Le marabout de Ayavi Lake, qui se passe principalement dans le quartier Parc-Extension, à Montréal, et dont certaines scènes se déroulent au parc Jarry. Ces éléments relèvent peut-être plus du clin d’œil qu’autre chose, mais ils me sont venus spontanément et avec les même images que celles que j’avais en tête lorsque je lisais les œuvres de ces autrices. Il s’agit donc d’une des nombreuses manières dont la recherche-création alimente le travail d’écriture.

– Valérie Provost

ŒUVRES CITÉES

Apple, Fiona, « Pale September », Tidal, New York, Work Records et Columbia Records, 1996.

Dupré, Louise, Tout comme elle, Montréal, Québec Amérique, 2006.

Ernaux, Annie, « Je ne suis pas sortie de ma nuit » [1997], dans Écrire la vie, Paris, Gallimard, 2011, p. 604-655.

Gill, Marie-Andrée, Frayer, Saguenay, La Peuplade, 2015.

Lake, Ayavi, Le marabout, Montréal, VLB, 2019.

Renaud, Kiev, Je n’ai jamais embrassé Laure, Montréal, Leméac, 2016.

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«Alors, le fleuve a poussé l’horizon et le ciel est devenu immense» – Premiers pas

Ce projet a commencé  entre Fredericton et Rimouski. Nous revenions, Camille et moi, du congrès sur la pédagogie et les pratiques canadiennes en création littéraire (PPCCL). Nous y avions présenté l’université d’été en lettres et création littéraire et  participé à une soirée de lectures. Emballées par les questions et les réflexions des uns et des autres comme nous l’étions, nous avions matière à discussion lors du trajet du retour.

Les échanges que nous avions eus pendant les derniers jours nous amenaient à nous demander ce que pourrait être un groupe de recherche-création qui s’intéresserait au rapport à l’espace dans les formes brèves. Nous imaginions un laboratoire de recherche géopoétique mobile. Un atelier ambulant, afin de permettre d’explorer l’écriture de lieux divers. Nous imaginions des expériences d’écriture collectives alimentées par l’étude géocritique d’un corpus de recueils de formes brèves. Nous réfléchissions aux diverses problématiques que nous pourrions explorer. Ce fut un trajet inventif, plein d’idées.

Quelques mois plus tard, à l’automne, Camille a rédigé une demande de financement pour fonder ce groupe de recherche. Lorsqu’elle m’a proposé de me joindre à cette aventure, j’ai dit oui sans hésiter. En mars, nous apprenions avec joie que sa demande avait été acceptée et que nous avions des moyens pour réaliser quelques-unes de nos nombreuses idées. En avril, pour des projets connexes, Valérie, Joanie et Camille sont parties en Europe. Je les ai retrouvées à Toronto au début juin, où se tenait cette année le congrès PPCCL. Pendant notre cohabitation de quelques jours, le projet se précisait.

Pour questionner les particularités de l’espace dans les formes brèves, nous voulions nous appuyer sur un corpus de recueils de formes brèves. Nous voulions interroger leurs auteurs, les rencontrer en entrevue et les questionner sur l’écriture de l’espace dans leur pratique d’écriture de formes brèves. Nous allions écrire un roman par nouvelles à huit mains. Il fallait choisir un lieu à écrire.

Fin juin, nous fondions le bureau de recherche sur les espaces fragmentés, le BREF.

Lors de notre première réunion, nous avons distribué le travail, choisi un corpus et décidé que nous allions explorer le territoire du Bic dans notre projet d’écriture. Nous avons terminé notre réunion en tirant au sort les tours d’écriture pour notre roman par nouvelles. Mon nom a été tiré en premier.

C’est donc à moi que revient la mission engageante d’ouvrir cet espace d’écriture à huit mains que sera notre roman par nouvelles.

Pour l’instant, il n’a pas de titre.

Nous sommes en juin. Cette première nouvelle doit être écrite pour fin septembre. Cette nouvelle doit avoir lieu au village, mais il n’y a pas d’autres consignes.

Par où entrer? Je me pose cette question tout l’été.

*

DSC_0554J’habite le village depuis bientôt treize ans. Je suis arrivée ici avec un fils de presque deux ans alors que je me séparais d’avec son père, né ici, au Bic. La famille du père de mon fils habite le village depuis plusieurs générations. De nombreux amis du père de mon fils viennent aussi de familles vivant ici depuis des générations. Les amis de mon fils sont les enfants des amis de son père.

Si j’ai choisi d’habiter ici alors que je me séparais d’un natif du village, c’est parce qu’avant la fin du secondaire, j’avais changé six fois d’école et vécu dans autant de maisons et de lieux différents. J’ai souhaité que notre fils puisse développer un sentiment d’appartenance.

*

J’ai rencontré l’homme de ma vie, à la Pointe-aux-Anglais deux mois après mon arrivée au village. Il revenait d’un séjour de quelques mois en Europe. Il y avait visité ses parents en France. Puis il avait rejoint un vieil ami, professeur de langues au cégep de Rimouski, en Allemagne. Il venait de passer deux ans aux iles Marquises. Il avait déjà, depuis de nombreuses années, sa citoyenneté canadienne et avait habité plusieurs provinces du pays. Comme moi, enfant, il avait changé d’école et de milieu de vie plusieurs fois. Nous partagions donc ce sentiment de venir d’un peu partout et de nulle part en particulier. Tous les deux nous avions encaissé plusieurs ruptures. Nous sommes devenus amoureux fous l’un de l’autre.

En me choisissant, il a aussi choisi mon fils et ce village.

Notre fille, née six ans plus tard, dira toute sa vie qu’elle vient du Bic. Toute la communauté la considère comme telle.

J’ai donc un attachement très personnel au lieu que nous avons choisi comme cadre de notre roman par nouvelles. Si je le souligne, c’est que cela a des incidences importantes sur ma manière d’appréhender l’écriture dans ce projet.

*

Tout l’été, j’ai cherché à attraper le décor dans mes calepins, capter, sentir, transcrire, rendre compte de mes sensations et observations brutes dans ce lieu. Le jeu était de saisir le territoire hors de tout contexte, toute histoire. J’ai marché du village à la pointe, de la pointe au village en cherchant, tout l’été, le motif de notre nouvelle.

Plus j’y réfléchissais, plus il me semblait difficile de dramatiser quelque chose qui serait lié à mes relations humaines dans ce village. En pensant aux gens de cette communauté que j’aime, j’ai réalisé que je n’avais aucune envie de faire remonter quoi que ce soit inspiré par la souffrance, les chicanes, les ragots ou les problèmes des autres. Ça m’a semblé une règle éthique qu’il fallait respecter. Je devais donc dramatiser quelque chose qui m’appartenait.

Le Bic, pour moi, c’est le lieu d’où mes enfants viennent. Un territoire premier, l’endroit où ils ont commencé à découvrir le monde.

*

Lorsque je suis arrivée au Bic, j’étais mal en point. J’aimais mon enfant comme jamais je n’avais aimé personne, mais je paniquais à l’idée de cette relation au long cours. Ce que je connaissais de ce type de relation me faisait encore beaucoup souffrir. Je me sentais insuffisante. Inapte. Terrifiée par ce que cet être merveilleux exigeait de moi. Ma maternité m’obligeait à affronter quantité de blessures que j’avais très longtemps préféré enfouir. Ma façon d’éviter d’y être confrontée avait jusque-là été de fuir les attachements trop profonds.

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Vue vers le parc, Havre Saint-PierreTant de beauté, d’immensité. Tous ces de jeux de lumière. Ces odeurs, ces crépitements, ces bruissements de vent. Ce grand inconfort existentiel.

Ma détresse dans ce lieu et ces paysages ne ressemblait à rien que je n’avais déjà connu. J’ai voulu, dans cette nouvelle, rendre compte de cela.

J’ai choisi la mère comme figure parentale problématique parce que rien ne choque plus les gens qu’une mauvaise mère. Et comme j’écrivais avec des femmes aimant aborder des sujets tabous, j’ai pensé que cela pourrait les inspirer.

J’ai attaché mon senti au drame d’un père qui espère que la beauté du lieu guérira sa femme de son insuffisance maternelle.
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Ma nouvelle est longue. Il faudra la resserrer. Nous en discuterons.

J’ai voulu que le temps de lecture de la nouvelle corresponde au temps de la marche du personnage. Il faut vingt-cinq minutes, du village à la pointe.

Comme il s’agissait d’un premier texte, j’ai laissé plusieurs détails qui ne seront peut-être pas utiles. J’en ai laissé plus que moins en me disant que nous déciderons de ce que nous enlèverons plus tard. J’attends notre discussion avant d’intervenir à nouveau sur le texte.

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La nouvelle écrite par Camille en écho à la mienne est percutante et excellente. Elle m’a fait un effet dramatique énorme. Elle me laisse en suspens. Je veux lire la suite.

  • Françoise P.-Cloutier