Carnets poïétiques - Ce que je sais des berges

« À marée haute » – Un exercice de lenteur

Vous pouvez consulter le résumé de la nouvelle ici.

Il est rare que je connaisse déjà l’histoire d’un texte avant de l’écrire. La plupart du temps, mon élan premier est le personnage. Parfois, j’ai déjà le début d’une idée ou encore quelques mots. Mais presque jamais des actions, une intrigue. J’écris un peu comme je lis, et je découvre le récit au fur et à mesure.

Cette fois-ci n’est pas différente : j’avance dans l’histoire en ne sachant pas sur quoi je vais tomber. Seulement, c’est terriblement plus lent qu’à l’habitude. Je me retrouve plusieurs fois complètement perdue, à ne pas savoir ce qui va se passer, ni même s’il se passera quelque chose. Je me demande à de nombreuses reprises où s’en va mon texte, sans pouvoir trouver de réponse satisfaisante.

Le souci du détail

Je pense qu’une des difficultés avec ce texte est qu’il se déroule dans un endroit très spécifique. Dans le cas de « Water Lili », si la Pointe-aux-Anglais était présente, elle ne l’était pas tout le temps. J’y faisais référence de manière un peu plus vague et le récit se déroulait également dans d’autres lieux. Dans le cas d’« À marée haute », toute l’action se déroule sur la pointe et, plus particulièrement, dans les deux maisons tout au bout. Le récit, tout comme le personnage d’ailleurs, est vraiment imprégné de ce lieu.

Le problème, c’est que j’habite loin de la Pointe-aux-Anglais, à environ 4h de route. Quand j’entreprends l’écriture de cette nouvelle, cela fait déjà plusieurs mois que je n’ai pas eu l’occasion d’aller la visiter. J’en garde un souvenir assez marquant, mais j’ai l’impression qu’il n’est tout de même pas assez précis. Après tout, je n’ai marché dans la pointe que trois fois et observé les maisons que très rapidement. Je pourrais ne pas m’en soucier et laisser le texte se déployer, même si mes souvenirs ne correspondent pas entièrement au « vrai » lieu, mais j’en suis incapable. Pour une raison que j’ignore, j’ai besoin que le lieu dans mon texte soit fidèle à la réalité. Je ne veux pas qu’il y ait d’« erreurs » et je passe beaucoup de temps à m’assurer que je n’en ai pas fait. Pendant ce temps, je n’écris pas.

Être loin du lieu

Si j’habitais plus près, je pourrais me rendre à la Pointe-aux-Anglais, m’inspirer du lieu, vérifier des détails qui me chicotent, débloquer des choses. Comme c’est impossible, je me contente des (très) belles photos que Françoise a prises de la baie et des maisons ainsi que d’autres que je trouve sur internet. Je m’en sers pour me rappeler comment sont faits les porches, vérifier à quelle hauteur se trouvent les fenêtres, estimer à quelle distance de l’eau se situent les maisons. Je passe d’une photo à l’autre, je zoome, je dézoome.

Maisons de la pointe, hiver.jpg
Maisons de la pointe, hiver. Crédit photographique: Françoise Picard-Cloutier

Mais ce n’est jamais comme être sur place. Pour m’en donner l’illusion, je vais visiter Google Maps en mode Street View. Je marche sur le Chemin de la Pointe, je vais tout au bout, je pivote pour voir autour. Déjà, je me sens plus dans le lieu, mais tout ça a quand même ses limites : le Street View ne comprend pas la portion de la pointe où se trouvent les deux maisons. Je peux seulement les voir de loin, grâce à une série de photos 360º, prises à partir de la baie ou de l’île du Massacre.

Je passe donc une grande partie de mon temps d’écriture à aller et venir dans des répliques virtuelles de la Pointe-aux-Anglais, en tentant de m’imaginer qui peut être ce personnage que je suis en train d’inventer et que peut-il bien y faire.

Besoin de temps

Quand je remets mon texte à mes collègues, je ne suis pas satisfaite. Pourtant, j’aime bien le début et j’ai du mal à dire ce qui cloche exactement. Dans mon carnet, je me demande : « Où est-ce que ça s’est dégradé? » Le fil de la lecture me donne l’impression que quelque chose se perd, sans que je puisse déterminer quoi. Tout ce que je sais, c’est que je devrai le retravailler – beaucoup.

Je réalise un peu plus tard, en lisant les commentaires de Joanie, qu’il s’agit d’un problème d’enchaînement des actions. J’ai passé tellement de temps à trouver le personnage et à mettre en place l’histoire que j’ai dû faire vite, trop vite, vers la fin, pour terminer le texte dans le temps qui m’était imparti. Pour toutes sortes de raisons, ce texte aurait eu besoin que j’y consacre plus de temps. C’est ce que je ferai, au moment de la réécriture. J’ai déjà hâte de replonger.

– Valérie Provost

Carnets poïétiques - Ce que je sais des berges

« Dans les bras de Satie » – Le temps

Vous pouvez consulter le résumé de la nouvelle ici.

Le temps et le passage du temps reste une question fondamentale en littérature. 

L’ordre de l’histoire et l’ordre du récit, la fréquence et la vitesse narrative, d’un point de vue narratologique, restent autant de décisions auxquelles s’attarde tout écrivain, du moins lors de la réécriture. Et que dire de notre obsession liée au temps qu’il fait dans le sens québécois de température ? Sans parler des temps qu’on compte dans le sens musical du terme, et par extension, du tempo donné par la musique, dans le cas précis de ma nouvelle – d’ailleurs, référer à une pièce précise, n’est-ce pas une belle façon implicite de faire passer le temps dans un texte ? Il y a aussi le temps de l’année, qui concerne la datation implicite, une information donnée au lecteur. Le rapport au temps de l’écrivain, et le temps pour écrire – une rareté pendant les trimestres d’automne et d’hiver, quand on enseigne. Mais le silence est souvent fertile. Ce temps de non-écriture et de latence permet aussi de prendre une distance avec l’écriture, de laisser les « mondes brefs » (Lahaie et. coll.,  2009) prendre racine dans l’ombre. Comme germent les vivaces. Pour laisser resurgir l’été.

Plus concrètement, la date à laquelle on écrit peut-elle influencer le contenu du texte ? Et qu’en est-il de l’espace ?

« Dans les bras de Satie » s’est écrit en grande partie du 18 au 23 juin 2019 – en plein solstice d’été. Dès lors, le sujet s’est imposé de lui-même, hautement connoté, suggérant d’emblée l’intervalle. Mon texte se passe entre deux saisons; amène l’un des personnages d’un état à un autre, soit de la maladie à la mort; induit cette impression de brèche, dans le temps et dans l’espace. 

C’était logique. Mon histoire allait se dérouler le 21 juin, très précisément, ce qui m’a amenée à faire des recherches : l’heure du coucher et du lever de soleil; l’heure des marées, cette année, à cette date, précisément – autant de détails qui deviendront des indices pour le lecteur perspicace ou curieux.

Un constat étonnant : la nuit la plus longue de l’année n’est même pas assez longue pour jouer Vexations, cette partition très lente qu’on répète en principe 840 fois. Que faire, dans ce cas ? Ma narratrice avait-elle à performer en suivant les indications de Satie à la lettre ? Pas nécessairement. L’important était qu’elle joue toute la nuit. Qu’elle accompagne le « passage ». Du crépuscule à l’aurore. De la vie à la mort.

Restait le piano. Détail non négligeable. Était-ce vraisemblable de faire déménager un piano sur la grève ? Je suis retournée sur les lieux pour vérifier concrètement. Et j’ai imaginé la chose.

L’idée est téméraire. Mais je crois que c’est possible – la chose se justifiait sans doute du fait que j’avais opté, dès le départ, pour un ton très onirique. 

« Depuis, j’ai adopté votre chat.

Je retourne le nourrir régulièrement sur la grève et je songe à l’inviter chez moi, dans mon trois pièces et demie, à Rimouski, quand l’hiver sera venu.

Et chaque fois, entre les fausses notes de l’instrument livré aux intempéries et les miaulements plaintifs de celui que j’ai rebaptisé Jean-Baptiste Lully, je crois entendre votre dernier soupir, à répétition – et je joue, je joue, je joue, do dièsela bémolsi pas tout à fait dièsela bécarreré probablement bémolfa devenu do, jusqu’à ce que votre fantôme vienne pincer sa lyre à la crête des vagues. » (Deslauriers, « Dans les bras de Satie », inédit)

Ma posture d’écrivaine qui privilégie la fiction l’a donc, encore une fois, emporté sur le réel. Mais, voilà. Je me dis qu’après tout, s’il existe des pianos de rue à Rimouski, pourquoi pas des pianos de grève au Bic ?

Certains éléments secondaires du récit – je pense au chat gris abandonné par le mort sur la grève; à l’allusion finale au fantôme – généreront peut-être de la matière potentielle en vue des prochains textes – en ce sens, la nouvelle « Dans la nuit noire », de Joanie, qui s’approche du néo-fantastique, m’avait donné des permissions. L’évocation d’un spectre, à la fin de ma nouvelle, viendrait-elle de cette brèche qu’elle a créée dans le travail collectif d’écriture ? Je ne peux l’affirmer de façon certaine, mais le processus inconscient est fascinant.

Du reste, l’espace que nous avons choisi est intrinsèquement et intimement lié au passage du temps – ne serait-ce que par l’accessibilité des lieux, lesquels varient en fonction des marées. 

La pointe aux Anglais, textures. Crédit photographique : Françoise Picard-Cloutier.

Après tout, le Bic n’est-il pas l’endroit de prédilection pour regarder les couchers de soleil du Bas-Saint-Laurent, voire l’incarnation flamboyante même de cette horloge quotidienne qui nous régit toutes et tous ?

– Camille Deslauriers

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« Dans les bras de Satie » – La trame sonore

Vous pouvez consulter le résumé de la nouvelle ici.

S’arrimer à la musique pour écrire, c’est inhérent à mon processus créateur, depuis presque trente ans maintenant.

La trame sonore induit un rythme, campe une atmosphère, crée un univers. Elle  permet aussi de voyager du réel à l’imaginaire. Quand on revient dans la vie courante, pour annoter des travaux d’étudiants, faire les courses ou nourrir les chats, par exemple, il suffit ensuite de remettre ses écouteurs pour être de nouveau transportée dans l’ailleurs – et se remettre en posture créatrice.

Oui, pour moi, la musique est un lieu

Mais il convient d’abord de chercher la trame sonore qui conviendra. Chaque texte ou chaque recueil commande la sienne, dès les premiers mots. Tout dépend des projets; pour Eaux troubles, chaque nouvelle appelait une chanson différente, tirée de plusieurs disques passant de la musique du monde au rock progressif; pour Les ovaires, l’hypothalamus et le cœur, j’ai écrit en grande partie avec We sink, de Sóley. 

Parfois, je tourne en rond, dans ma discographie comme dans le premier jet du texte.

Au début de l’été 2019, quand j’ai commencé à écrire la nouvelle qui devait être livrée à l’équipe du BREF le 15 juillet, suivant le calendrier établi dans le cadre de notre projet, Satie s’est imposé rapidement. Pour ses annotations singulières sur les partitions, qui me fascinent, d’une part. De l’autre, pour le côté mystique et minimaliste de certaines de ses œuvres. 

Vexations convenait parfaitement à l’immobilité du personnage en fauteuil roulant qui s’était imposé à moi : 

« Pour se jouer 840 fois de suite ce motif, il sera bon de se préparer au préalable, et dans le plus grand silence, par des immobilités sérieuses. »

Érik Satie, Vexations (note de l’auteur sur la partition)

Transcription de Bernard Dewagtere trouvée en ligne à cette adresse : http://www.free-scores.com/download-sheet-music.php?pdf=47524

La trame sonore a aussi dicté le ton, que j’ai voulu un peu énigmatique, à la fois onirique, poétique et envoûtant. Et le rythme, qui pouvait s’inspirer de cette mesure à treize temps répétée et répétée 840 fois (par un même interprète ou plusieurs, car elle demande d’être au piano pendant une ou deux dizaines d’heures).

Le titre s’est bientôt écrit de lui-même : « Dans les bras de Satie ». Et, déjà, le rythme m’était donné et convenait à la lente répétition du ressac (qui me fascine tant), et la métaphore du métronome s’est imposée d’emblée quand j’ai eu trouvé la voix de la musicienne qui interpréterait la partition, donnant suite à une étrange commande d’un mécène mélomane condamné à l’immobilité, dans son fauteuil roulant :

« Vous me voulez de dos, cintrée dans une robe de satin bleu-noir qui me sera livrée par la poste.

Vous ferez déménager le piano sur la grève.

Deux mille dollars pour jouer Vexations de Satie toute la nuit, sans interruption.

Invraisemblable, mais inespéré, ce contrat, en début d’été caniculaire où mes jeunes élèves troquent les gammes et les arpèges pour le maillot, la pelle et le seau. »

D’abord, en écrivant, il me fallait écouter Vexations en boucle (dans plusieurs versions, d’abord : celle de Klara Körmendi et de Jean-Yves Thibaudet; puis, en privilégiant celle-ci, de Fumio Yasuda. M’imprégner concrètement de la musique m’a permis d’aller jusqu’à calquer la mélodie du texte sur la phrase musicale, dans ce passage, tout particulièrement :

« Pendant plus de sept heures, mon métronome a été le ressac.

Présenter d’abord le thème de la basse. Do, la dièse, si bémol, ré dièse, sol. Entrer dans le dédale de cette phrase infinie comme le firmament, le premier accord plaqué à la brunante et les dernières notes éteintes avec l’aube. Reprendre encore et encore la même mesure à treize temps, obsessive, lancinante et définitive en offrande à la lumière bleutée du solstice, répéter l’unique motif des centaines de fois à contretemps de la nuit, m’abandonner à la litanie de l’eau sans perdre le fil invisible qui me relie au clavier, respecter la cadence de la marée qui se retire, puis remonte, en faisant fi de votre volupté, des miaulements de votre Chat lune, des effluves iodées du varech, des pleurs des goélands et du chant d’amour des rainettes, do, lado dièsesi bémolré dièsesol, suivre la mélodie comme un labyrinthe atonal dont les murs seraient les touches noires et blanches du piano, ré bécarre, do bécarre, ré dièse, sol bémol, plaquer les mêmes accords encore et encore, do dièse, fa bécarre, si bécarre, sol bémol, dans un lent corps à corps avec l’ivoire et l’ébène, ré dièse, do bémol, mi bécarre– quart de soupir – et recommencer. »

Enfin, on peut sans doute tisser un lien entre le minimalisme de la musique et l’esthétique de la brièveté.

Car ma nouvelle, comme c’est très souvent le cas, n’allait pas dépasser quatre pages.

– Camille Deslauriers

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« Entre deux anémones » – Ou les coulisses d’une chambre liquide

Vous pouvez consulter le résumé de la nouvelle ici.

Pointe-aux-Anglais, fin d’août 2018, sortie dans une posture géopoétique. Notre première. 

Jouer les chèvres sur les récifs en compagnie de trois doctorantes pas mal plus en forme que moi pour nous rendre à la première crique. Ouf. Vraiment pas pour moi, l’escalade. Ma sortie géopoétique s’apparentera plutôt à une flânerie.

Assise sur la grève, j’attends mes assistantes pendant qu’elles explorent les autres anses.

Les mains et les pieds dans le sable chaud. Parce que tout commence par les sens, toujours. La vue, l’ouïe, le toucher. Le toucher, surtout. Essayer d’être attentive. De rendre compte des textures et des sensations pour prendre des notes. Être aussi près de la mer, quand je veux, depuis que j’ai ce poste de professeure à l’UQAR : un privilège. Chaque fois, cette promesse que je me fais : un jour, je demeurerai au bord de la mer. Pour le ressac, précisément. Son ressac qui m’apaise.

Habiter au bord de la mer.

Habiter la mer.

A posteriori, après avoir soumis la nouvelle aux autres membres du collectif (Joanie Lemieux; Françoise Picard-Cloutier et Valérie Provost), je me demande si l’idée de la chambre liquide, dans mon texte « Entre deux anémones », ne viendrait pas de là, de ce désir de vivre et de respirer sous l’eau. Ou d’y mourir. Je l’ai toujours dit : si, pour une raison ou une autre, je devais décider comment terminer mes jours, entre toutes les morts, c’est la noyade que je choisirais. 

Si j’habitais au bord de la mer, je chercherais à faire de ma maison une immense grève. Bois poli, coquillages, verre de tempête, algues séchées, étoiles de mer. J’en viendrais à ne plus savoir où mettre mes trésors de marée basse. Car mon rapport au territoire est balisé de ce besoin constant de toucher, de rapporter quelque chose, d’avoir du concret dans mes poches, comme autant d’empreintes de chacun des endroits où je vais, que j’aime ou que je visite – mais « empreintes », ici, n’est pas le bon mot. Il faudrait son contraire exact. Or, le terme « empreinte » n’a pas d’antonyme, si je me fie au logiciel Antidote

L’an dernier, lors de mon séjour de recherche-création à La Rochelle (en vue d’écrire le premier jet du roman L’Anziana, qui se passera en partie dans cette ville), après une énième collecte de cailloux et de coquillages, près du Café de la plage, à Sablanceau (Rivedoux, île de Ré), j’avais pris cette photographie (voir ci-dessous), et noté : se demander comment faire pour ne pas ramener l’océan Atlantique ni l’île de Ré dans ses bagages

« L’île de Ré dans mes poches ». Ça ferait un bon titre.

Quoi qu’il en soit, de l’île de Ré à l’île Saint-Barnabé, en passant par l’île aux Amours, toujours, je rapporte trop d’artéfacts.

Mea culpa : ramener des coquilles et des minéraux de l’île de Ré dans mes bagages en avion au Québec. Surtout, n’allez pas le dire aux douaniers.

L’île de Ré dans mes poches, crédit photographique : Camille Deslauriers

Quelques traits, deux couleurs, une œuvre d’art. Et une deuxième, juste à côté. En guise de toile de fond : deux grosses roches rugueuses. 

Un cheval rose avec des cheveux rouges et des sabots bleu-pastel. Le ventre proéminent. Sans doute une jument. 

On dirait un cheval à deux têtes. Ou un chien. Ou une chèvre. 

Le dessin est signé en bleu. Dina, Gina, Nina, Tina, Mina ? Un prénom de quatre lettres, en tout cas. 

Et cet oiseau impressionniste. Un corbeau ? Un rouge-gorge ? Un « M » à l’horizontale et deux traits pour le bec. Un oiseau qui serait presque abstrait, si ce n’était du bec à demi ouvert. 

Un dessin au pastel gras. L’autre aux sanguines. 

Visiblement, un adulte un enfant. J’imagine un père et sa fille. Peut-être Rose et Romjy Romjy?

Cet anthracite, ce brun rouille tirant sur l’orangé me rappellent les animaux mythiques des cavernes préhistoriques. 

Ces œuvres survivront-elles aux marées ? Aux intempéries de l’hiver ? Leurs couleurs s’envoleront-elles avec la fin de l’été, avec la neige, avec la nuit, avec le vent, avec mon souffle ? L’envol des animaux de roc. Une belle idée de laquelle je pourrais partir. La lourdeur devenue légèreté. La lourdeur ailée. Et soudain, j’entrevois Le Château des Pyrénéesde Magritte, au dessus des flots, à La Pointe aux Anglais.

La prochaine fois, moi aussi, j’apporterai mes crayons de cire. 

La ménagerie de roc, crédit photographique : Camille Deslauriers

Tentative. 

Ce serait l’automne. Elle resterait couchée là, à côté d’un cheval rose à deux têtes. Doucement, elle se laisserait prendre par l’eau qui monte, grande main glaciale sur son corps. Ce serait un bel endroit pour mourir. Au passage des oies blanches, l’âme chevaucherait ce cheval rose à deux têtes. Ou ce corbeau zébré qui chante une seule note, la même, toujours : un fa dièse funeste.

Trop cliché, trop attendu, le suicide par noyade, il me semble. « Cherche encore », comme j’écris parfois à mes étudiant.e.s, dans les marges de leurs textes de création. 

Tourner autour de la folie et de la dépression – un thème récurrent dans mon œuvre (« L’âme végétale », Femme-Boa; « Après l’après », Femme-Boa; « Cendres de soi », Les ovaires, l’hypothalamus et le cœur, et bien d’autres inédits). 

Chaque jour, la femme viendrait nourrir sa ménagerie de roc. 

Pendant cinq ou six pages, j’ai l’impression que je tiens ce qui pourrait devenir la matrice du texte. Deux pierres et un titre – « La ménagerie de roc » – constituent mon point de départ.

Mais les idées, chez moi, sont comme du limon. Elles se déposent très lentement.

Et la lecture du texte de Françoise – qui devait écrire la première nouvelle de ce projet collectif et qui nous soumet son texte avant que je n’aie même terminé mon premier jet – vient tout chambouler, et ça fait partie de la beauté du processus. 

Je suis aussitôt happée par son personnage de Gaëlle. Je voulais traiter de folie, de pulsions suicidaires ou d’états limites. Le thème m’est donné avec Gaëlle : elle fait une dépression postpartum.

Bientôt – mais devrais-je dire : comme d’habitude  ? – c’est le personnage plutôt que les berges de la Pointe-aux-Anglais qui me porte. C’était comme ça dans les espaces mis en scène dans Femme-Boa, c’était comme ça dans le collège privé d’Eaux troubles, et il semble en être ainsi cette fois, encore. Les êtres qui hantent, qui habitent, qui fréquentent mes univers imaginaires – et ce, qu’ils s’inspirent ou non d’espaces référentiels –, s’avèrent toujours les réels déclencheurs.

On pourrait croire qu’elle va faire un pique-nique à la Pointe-aux-Anglais. Mais elle vient plutôt nourrir sa ménagerie de roc. Chaque jour, qu’il vente ou qu’il pleuve, dans un lent rituel, elle dépose ses offrandes devant le cheval et l’oiseau. Une bouteille de Sancerre, des saucissons, du fromage et des noix.

Puis, elle jette quelque chose à l’eau. 

Comme si elle leur sacrifiait une partie d’elle-même. 

Un livre. Une théière ou une tasse. Une page de son journal intime. Que la marée emportera loin d’elle, de ce qu’elle est, qu’elle ne voudrait plus être. 

Sa maison est presque vide, maintenant.

Elle se dépouille. 

Pendant des heures, chaque fois, elle se perd dans le miroir des cercles concentriques.

Le jour où il ne lui restera plus rien, elle jettera ses pantoufles à la mer et embarquera dans l’une d’elles, une rame imaginaire dans chaque main. Un corbeau avec des ailes de pierre sur une épaule et un cheval à deux têtes sur l’autre.

Je tourne, tourne autour de Gaëlle, qui se tient debout, les pieds dans l’eau à la Pointe-aux-Anglais et le mot « rituel » s’impose.

Deux pistes se dessinent. D’une part, chaque jour, elle viendrait nourrir sa ménagerie de roc; de l’autre, elle jetterait des objets au fleuve. 

Rapidement, ce ne sont plus ses propres objets, qu’elle sacrifie, mais tout ce qui touche à Lili (bébé de Gaëlle, dans le texte de Françoise) – les couches, les pyjamas, les toutous, les minuscules souliers de cuir, la chaise haute. Pour lui aménager une chambre sous l’eau. Le thème de la noyade, qui me fascinait initialement, prend ainsi un autre visage : celui de l’enfant dont cette mère ne sait pas, ne saura jamais s’occuper.

Deux fins de semaine d’écriture et de réécriture à tourner en rond. Deux pistes : deux pierres qui ricochent avant de s’enfoncer sous l’eau. Comme si j’étais prise dans deux cercles concentriques qui ne pourront jamais se rejoindre et qui m’éloignent duvraipersonnage. Deux pistes, et pourtant, pas de fil conducteur. Jusqu’à l’évidence, que je nomme en discutant du processus d’écriture de ce texte sur Facetime avec une amie écrivaine. Son verdict est aussi clair que tranchant : il y a deux textes et non un seul. Il faut abandonner – sacrifier ? – une piste. Choisir un seul gouffre, et plonger.

La ménagerie de roc restera donc dans les coulisses d’ « Entre deux anémones ».

Les pierres m’auront menée sous l’eau, là où m’attend la chambre liquide d’une « petite morte » (comme celle qui s’est couchée en travers de la porte dans Le Tombeau des rois d’Anne Hébert).

Je tiens maintenant le canevas du texte : une femme en dépression postpartum qui jette les effets personnels de son nouveau-né à la mer; la chambre liquide dont elle rêve pour elle; un landau rouge abandonné à la Pointe aux Anglais; le coucher du soleil et l’horrible vision au téléjournal de dix-huit heures. Un plan de la nouvelle, ou presque.

On dit qu’elle a perdu la raison avec les eaux.

Bientôt, le texte prend forme autour de cette phrase initiale de laquelle surgit cette vision :

Tout a commencé par un landau qu’on a cru oublié sur la plage à marée basse. Avalé par la crique au soleil couchant. 

À dix-huit heures, au téléjournal de l’Est-du-Québec, Charles-Alexandre Tisseyre rapportait la nouvelle – et tout le Bas-du-Fleuve retenait son souffle. 

Les images étaient saisissantes. 

Une poussette écarlate ballotée par le courant dans la flamboyance des roses, des mauves et des ocres, à la Pointe-aux-Anglais. 

Mais « tout était bien qui finissait bien ». Heureusement, l’épave était vide. 

Le ton est placé.

Quelques recherches s’imposent ensuite : comment se forment les cercles concentriques; qu’est-ce qu’on trouve réellement dans fonds marins du Bas-St-Laurent; qui anime le téléjournal hebdomadaire de dix-huit heures à Radio-Canada (eh non, je ne le savais pas, je lis plutôt la presse écrite…); quels objets sont nécessaires aux nouveau-nés – ce genre de détails qui sous-tendront le réalisme de l’anecdote narrée. 

La fiction fait le reste. Elle ramène un oiseau – peut-être le héron photographié par Gaëlle dans le texte de Françoise; peut-être ce corbeau bicolore réellement aperçu sur une œuvre de roc, à la Pointe-aux-Anglais, maintenant fossilisé dans les marges d’un prochain texte. 

Entre deux anémones, une table à langer, une chaise haute une commode, un moïse. Bientôt, la chambre au fond des eaux sera prête. 

Alors, il suffira seulement de noyer Lili.

Gaëlle sait que le grand héron veillera sur elle.

Et parce qu’on n’écrit jamais seule – « Les livres que nous mettons autour de nous, depuis longtemps, sont la projection de notre histoire sur nos murs. Un portrait indirect. […] Ma bibliothèque précède et suit ce que j’écris. […] Elle est la marge de mes livres », disait à ce sujet Henri Meschonic, dans Les états de la poétique– pendant que je retravaille les divers états de texte d’ « Entre deux anémones », en écoutant à répétition Kromantíkde Sóley (parce qu’il me faut toujours une trame sonore pour écrire – j’y reviendrai ultérieurement), avant de soumettre mon texte à l’équipe, remontent les voix de toutes ces femmes qui m’accompagnent parce qu’elles ont marqué mon parcours de lectrice. Toutes des noyées – ou presque. « Olivia de la Haute mer », dans les Fous de Bassan d’Anne Hébert; cette célibataire quarantenaire, l’une des protagonistes de La Terre ferme (Christiane Frenette) qui, dans un étrange rituel, jette une à une les pièces de sa collection de décorations de Noël dans les eaux glacées du fleuve, comme pour se défaire de tout ce qu’elle a été avant; et ce « je » lyrique de Noyée quelques secondes(Louise Warren) : 

« des lambeaux
d’algues
s’enroulent
à ses chevilles
elle tend
ses bras
aux poissons
des pierres
usées
polies
toutes blanches
surgissent
de sa bouche
tombent
au fond
de l’eau
[…]
sa voix
lambeaux d’algues
[…]
entrer dans l’eau
se rendre
à soi-même
à des cercles
autour du visage
à des bulles d’air
ne rien faire d’autre
descendre
entre l’air
et l’eau
s’écrire vivante
toute bleue à l’intérieur »
 

En écho, ces vers d’ « Incident à Bois-des-Filions », chanson de Beau Dommage, que j’aime tant :

« Chus en amour avec une fille
Qui s’est noyée entre deux îles
Elle s’est perdue entre deux eaux
Avec des algues autour des chevilles
La tête en l’air comme un roseau ».

Toutes ces noyées, et bien d’autres, m’habitent encore et m’habiteront toujours. 

L’une de leurs sœurs, parfois, se lève de sa chambre liquide et elle remonte à la surface.

Première anse, Pointe-aux-Anglais, crédit photographique : Camille Deslauriers

– Camille Deslauriers