Archives - Ce que je sais des berges

L’écriture et la vie (I)

Si j’ai pris le temps de transcrire le récit d’une simple commission au village (lien vers Frites d’automne), c’est parce que je voulais donner une forme à l’errance qui précède toujours l’écriture d’un texte. C’est aussi, et peut-être est-ce là la véritable raison de l’existence de ce texte, parce qu’en l’écrivant, je me suis vite amusée. 

Plusieurs pistes d’écriture apparaissent dans ce récit. Une foule d’ idées y affleurent et demandent à être explorées. Le ton, qui m’est venu naturellement, rend compte de l’état d’esprit qui m’habite de ces temps-ci dans mon village. Banlieue fantôme neuf mois par années, le Bic, l’hiver, me fait penser à un plateau de cinéma qui se repose. Peut-être est-ce parce que j’ai regardé d’anciennes photos du village. Peut-être est-ce aussi parce que j’habite l’ancienne boutique du maréchal-ferrant et qu’en jardinant notre cours nous avons déterré une grande quantité de fer à cheval. Peut-être est-ce parce que toute la vie du village se concentre l’hiver dans le bar de l’ancien Laval (le Vieux Bicois) qui a définitivement une ambiance cowboy. Peut-être est-ce encore parce que la dynamique sociale de notre communauté a tout à la fois un côté fier-à-bras et un côté bien-pensant qui m’inspire. Toujours est-il que mon envie d’y imaginer un genre de western spaghetti nordique est apparue pendant que j’écrivais ce récit. 

L’incontestable beauté des paysages serait notre Klondike à tous. L’or du village. 

Vais-je écrire ce petit western? L’avenir le dira. Dans tous les cas, le genre me permettrait de transfigurer quelques intrigues du village, de rendre jubilatoires et amusantes des rivalités autrement pathétiques et de poétiser l’esprit franco-catho-américain du lieu. 

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Le travail d’écriture commence toujours, dans ma pratique à tout le moins, en amont de la rédaction, par un intense exercice de cogitation qui s’alimente le plus souvent de flâneries, de lectures, de transcription de situations, d’observation et de sensations et de beaucoup de marche. 

Ce travail se fait un peu tout le temps et s’intensifie dans les jours qui précèdent la rédaction du premier jet. 

Avant de m’y mettre, il me faut toujours clarifier l’expérience que je souhaite faire, ressentir l’envie d’investiguer un vécu par l’écriture. Dans le langage universitaire, nous dirions que je suis à l’étape de la formulation de la problématique de recherche, mais comme l’écriture littéraire permet d’investiguer des plans de réalités inaccessibles à la prose scientifique et académique, je préfère parler de situations ou de vécus problématiques, qui, dans ma pratique, doivent m’habiter et m’intéresser assez pour que la recherche de la forme m’amuse et, par moment, m’obsède. 

Tant que ce vécu problématique n’est pas clair, je n’ai aucun motif d’écriture et je n’écris pas. 

Le vécu problématique demande et appelle une forme. Son aspect problématique vient du fait que sans la forme qui lui convient, il ne peut être conçu. 

Pour moi, c’est là que se situe la genèse de toutes mes expériences d’écriture, le besoin de concevoir un vécu problématique qui m’habite et m’intéresse

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Je pense que chacun d’entre nous porte en lui un volumineux inventaire de vécus problématiques et informes. Comme tout le monde, je peux m’appuyer là-dessus. Ainsi, le travail de préparation ne me permet que de réactualiser un vécu choisi pour l’installer dans des circonstances et des situations qui lui permettront, pendant l’aventure de la rédaction, de se déployer de phrase en phrase et de prendre une forme. 

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Dans son très beau livre La connaissance de l’amour, la philosophe américaine Martha C. Nussbaum cherche, à travers plusieurs études, à comprendre la particularité du domaine littéraire afin de cerner son champ de connaissance et d’expliquer comment les textes littéraires proposent une sorte d’investigation de la vérité différente et complémentaire à celle de la philosophie, et j’ajouterais par extension, celle des sciences humaines et naturelles. Pour Nussbaum, «la forme littéraire est inséparable du contenu philosophique; elle constitue un aspect de ce contenu, elle est partie prenante de la recherche et de l’expression de la vérité.» (p.15) Ceci parce que la littérature, explique-t-elle plus loin, «parle de nous, de nos vies, de nos choix, de nos émotions, de notre existence sociale et de la totalité de nos attachements.» «Comme l’a souligné Aristote», écrit-elle encore, «elle est profonde, et peut nous guider dans notre recherche de la manière dont il faut vivre, parce qu’elle ne se contente pas (comme l’histoire) d’enregistrer l’occurrence de tel ou tel événement: elle cherche la structure du possible – du choix, des circonstances, des interactions entre choix et circonstances- qui réapparaissent dans les vies humaines avec une telle persistance qu’elles doivent être considérées comme nos possibilités.» (p.259, 260). En ce sens, elle pense que les lectures littéraires sont nécessaires à la réflexion philosophique et politique, tout particulièrement lorsque se posent les questions qui concernent la vie humaine.

Vie pratique, vie psychique, vie affective, vie sociale, moralité, jugement, idéologie, système de valeurs, sensibilité éthique, problème des passions, conflits de devoir, ambiguïté, complexité, expérience de l’altérité, expérience de l’amour, expérience des vérités telles qu’elles sont vécues, le champ littéraire propose un très vaste répertoire de formes qui nous permettent de vivre, par procuration, des vécus problématiques. Et si chaque écrivain à sa façon de s’y prendre, un texte littéraire s’il fonctionne, se présente toujours comme une aventure de la forme et du langage nous permettant de concevoir un problème vécu, de le ressentir et de l’éprouver, de le vivre à travers les mots que nous lisons.

D’où l’importance d’ancrer nos démarches d’écriture, si nous les souhaitons littéraires, dans un vécu problématique assez fort pour qu’il nous permettre d’interroger nos façons de vivre et nos possibles humains. 

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Il faut avoir intensément vécu dans les oeuvres des autres, avoir rencontré des voix qui nous ont ouvert des mondes pour découvrir ce que peut faire la littérature. 

Et, dans cette conscience de ce qu’elle peut faire, vaut probablement mieux n’avoir aucune prétention et des ambitions mesurées pour demeurer heureux dans nos investigations littéraires. Surtout, ne pas se laisser détourner du vécu problématique qui cherche sa forme. Ne pas tant s’inquiéter de sa légitimité, ne pas chercher à prouver sa valeur, ne pas se sentir blessé par la critique, ne pas trop s’en faire avec Sarraute et Victor Hugo, ne pas vouloir être Céline, ne jamais jalouser aucun talent, se contenter du nôtre et le développer juste parce qu’on a besoin, et parce que c’est amusant, de concevoir un vécu problématique par une forme et des procédés littéraires. Apprendre et travailler, écrire avec plaisir. Accepter qu’après l’écriture, il y ait encore l’écriture, car la jouissance est dans la pratique et que la satisfaction vient dans la découverte des possibilités dont parle Nussbaum. Accepter aussi que tous les textes que nous écrirons, dès lors qu’ils seront écrits, n’aient plus rien de neuf, rien d’inconnu à nous donner. 

Écrire n’est qu’une façon d’exprimer, de concevoir et de partager l’un des vécus problématiques du vaste répertoire existentiel que chaque être singulier porte en lui. Ça ne change rien au cours normal des choses, pour reprendre le titre du recueil de mon amie Sara Dignard, mais ça éclaire et passionne notre rapport à la vie et au monde. 

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Ce qui me plait et me captive dans la rédaction d’une phrase, puis d’un texte, c’est le pouvoir d’apparition du langage. 

Lorsque j’écris, je découvre, en même temps que j’écris, la forme, les articulations et la cohérence d’un vécu qui, jusque là, restait en moi à l’état informe. 

Je ne sais jamais d’avance tout ce qu’il y aura dans un texte. 

Souvent, ça me prend un petit moment avant de trouver le ton. 

Quand je le tiens, c’est parti. 

J’ai hâte de le découvrir le texte que je suis en train d’écrire.

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 Mes vitesses d’écriture sont variables. Cela dépend de ce que je cherche à concevoir. Certaines phrases s’enchaînent très rapidement, sans méditation, comme si je les échappais. 

D’autres prennent plus de temps à apparaitre. 

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Revenir sur un texte déjà écrit pour en expliquer la genèse et le processus de création me demande toujours un gros effort de réactivation et j’ai beau m’astreindre à la vérité, force m’est de constater qu’une grande part de ce qui se met en branle pendant que j’écris déborde du champ du concevable.

Trop de choses se juxtaposent. En rendre compte entièrement est impossible. Le texte, tel qu’il reste après avoir été écrit, est le résultat d’une expérience complexe dans le sens où l’emploi Edgar Morin. Il se présente comme tissage d’éléments différents qui forment un dessin d’ensemble. L’expérience de l’écriture permet de relier, connecter, faire exister en relation une multitude d’aspects différents d’un réel humain qui est aussi, mais dans une bien plus large mesure, complexe. L’écrivain compose en tirant sa matière d’un univers situé tout à la fois en lui et autour de lui. Dans ce continuum d’un monde autant intérieur qu’extérieur, sans cesse mouvant et changeant, il sélectionne les contenus divers qui, placés ensemble, forme un tout, un ensemble qui deviendra indivisible.

C’est pourquoi faire le recensement de tous les contenus de réalités qui s’activent dans l’écriture d’un texte serait un exercice infini et probablement vain. Néanmoins, nous pouvons toujours, a posteriori, reconstituer quelques étapes fondatrices.

– Françoise P.-Cloutier


Martha C. Nausbaum, La connaissance de l’amour, Éditions Du Cerf, Paris, 2010

Sara Dignard, Le cours normal des choses, Éditions du passage, Montréal, 2015

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«Huit Soleils pour un grain de riz» – Frites d’automne

La nuit arrive tôt, c’est l’automne, il n’y a plus de lait dans le frigo ni de pain sur le comptoir et nous avons très envie de manger des frites avec notre poulet BBQ, alors je quitte l’écran et me retrouve dehors et comme mes semelles de cuir frappent le trottoir, je m’amuse à claquer mes doigts en contre temps et je fais des sons de bouche et de gorge. Deux mille neuf cent quarante-six habitants au village, personne dehors. Le vent froisse les ombres et siffle entre les planches de bois de la shed du voisin, les cheminées boucanent, ça sent le gel et j’aimerais me déplacer à cheval entre les fenêtres bleues parce qu’il me semble que c’est un village propice pour imaginer un western spaghetti nordique. 

Pourquoi est-ce que je pense à ça? 

Je me souviens qu’une fois, après je ne sais plus combien de gin-tonics, je suis descendue à l’hôtel comme un cowboy sur le cheval de Manu. C’était ma fête, ma première nuit de pyrotechnie intensive, ça doit faire quinze ans et j’étais loin de me douter que la surenchère irait jusque là. Maintenant mon amie Mirna revit ses traumatismes de guerre en soupant à ma table l’été, quand ça pète de partout et dans tous les sens sur le parvis de l’église, c’est à savoir qui allumera le feu qui ira le plus haut, qui illuminera la nuit le plus fort, depuis des années que ça dure. J’ai proposé une médiation, mais impossible de contenir les ardeurs, le ciel du village est devenu un Far West qui me dépasse depuis longtemps et comme les jeunes, pas différents des vieux, rêvent de célébrité, on a beau faire les shérifs et confisquer les briquets, ils se vantent de savoir comment entrer dans l’église et il n’en faut pas plus que s’organise une expédition dont le but initial était de jouer du métal à l’orgue et d’observer le village du haut du clocher. Si je peux croire ma source. Ce qui n’est pas certain.

Ce soir là, au début de l’été, les enfants avaient fait des dessins sur l’asphalte et tout le voisinage menait l’enquête. Ça a duré des heures, puis des jours et des semaines, mais moi je savais qui c’était parce que j’avais remarqué depuis un bon moment que la cloche de l’église sonnait n’importe quand. Ça créait un mystère à élucider, ça m’a pris un mois peut-être, la cloche à toute heure, l’énigme de l’Angelus et puis j’ai compris et j’ai trouvé ça beau, l’orgue pour eux seuls, comme un rêve une telle permission, ne pas résister à l’envie de chanter dans l’église déserte. Superbe! 

Jusqu’à ce qu’ils s’en vantent et forment une bande, qu’ils s’ambitionnent au vin de messe et qu’ils étanchent leur soif de l’exploit en allumant des feux d’artifice dans la gueule de Dieu, armée pour prévenir le pire de l’extincteur qu’ils vident, les couillons, au sommet du clocher et échappent sur l’asphalte. Ça fait bang, bang, bang, plusieurs fois la rue sursaute, on appelle le 911, Radio Canada en parle. Tout le monde dehors. Deux camions de pompier et cinq voitures de police. L’enquête a durée trois semaines.

Jamais je n’aurais pu anticiper l’effet de l’uniforme ni le charisme badass de shérif qui a calmé l’esprit pyromane de mon kid en lui faisant comprendre qu’il serait pas mal moins hot avec un dossier criminel. C’était de la grande performance et j’en félicite le bureau de casting du service de police de Rimouski. Depuis que fils a eu un avant-goût de l’enfer qu’il l’attend s’il crisse le feu, nous prêchons moins dans le vide.   

Je descends la rue de l’église en tournant le dos au gars en brun debout sur un socle de granit où il est écrit «venez à moi». Au-dessus des toits, la croix lumineuse du mont Saint-Louis domine le village et me donne des idées de mise à mort. C’est peut-être parce que je suis née après l’apocalypse, mais je trouve que les hosties goûtent le carton et j’ai peur des curés autant que de tous ceux qui s’abreuvent dans la plaie du monde. Je ne tue que pour manger. Je n’aime pas le boudin, mais je pourrais me damner pour l’odeur de la chair vivante. Donc ça me plombe le moral la crucifixion du christ, si beau, vous en conviendrez et si cloué sur sa croix depuis deux-mille ans. Pauvre créature torturée pour des siècles et des siècles.

Le calvaire de Jésus me fait penser à Assange, aux destins tragiques des combattantes kurdes et à la horde enragée de mononcles qui cerne Greta la jeune. J’ai un fil d’actualité Facebook dans la tête, c’est effrayant. J’entends le jus circuler dans les câbles. Pas une âme qui vive dans la rue sauf celles des chats affairés à quelque chose d’important qu’aucun humain ne pourra jamais comprendre. Et celle des arbres sous lesquels certains jours je m’assois pour écouter leur silence et arrêter de penser quand j’ai le temps pour ça. Et que la météo s’y prête, ce qui arrive trois mois dans l’année ici et juste à l’aube, car notre village est bien coté sur trip advisor et jouit d’une belle visibilité médiatique, donc l’été on cherche le silence même en pleine nuit. 

Ça fait un bien fou ce frisson dans mon cerveau, l’odeur des feux et l’automne qui siffle dans la rue déserte. 

À la lumière cathodique filtrant des fenêtres des maisons, je compte minimum quinze écrans ouverts jusqu’à ce que j’arrive à la track du C.N. Là et pas là. En ce deux novembre qui tombe un dimanche cette année, à dix-huit vingt-deux, heure précise où je suis sortie de la maison pour aller chercher des frites au Vieux Bicois, combien des deux mille neuf cent quarante-six âmes humaines du village sont en ce moment même en immersion numérique? Là et pas là. L’attention ailleurs. Tous absorbés dans un lieu digital et virtuel. La multiplication des espaces immatériels générés par nos technologies numériques me donne le vertige.

Je marche sous le cosmos vers l’hôtel. Les pensées entrent et sortent de ma tête. Des sensations suaves s’installent au creux de mon ventre, une électricité bleue, je dirais, générant dans mon corps des longueurs d’onde propices à l’amour fou. 

En traversant la rue pour rejoindre le Vieux Bicois que borde l’ancien cimetière du village, une vieille hantise d’immortalité me prend et me fait basculer dans un film de Jim Jarmusch que je ne reconnais pas. Avec nonchalance, je pousse la porte du bar de l’hôtel, «Born to be wild», j’entre dans un repère de loups garous. Les habitués me dévisagent, mais je sais qu’aucun d’entre eux n’osera s’en prendre à moi. D’instinct ils savent que je peux les faire pleurer juste en les regardant dans les yeux. Je suis l’ange qui bouffe des frites.

Je salue la barman: «C’est pour les frites.» «Elles doivent être prêtes. Peux-tu aller les payer dans la salle à manger?» «Pas de trouble» Je longe le bar pour rejoindre le passage entre le débit de boisson et l’hôtel. Sur l’écran géant pas de son, une madame témoigne en sous-titre d’une affaire sordide si ordinaire que personne dans la place ne lui porte attention. Pas grand monde ici ce soir, cinq buveurs de pintes de Molson et une amatrice de cocktail, aucun artificier, aucun individu alpha. Juste des bêtes sauvages blessées, qui ne veulent pas s’enfermer devant la T.V. Leurs voix rauques échangent des souvenirs de chasse et de road trip. 

L’immense tête d’orignal empaillée au-dessus de la table de billard me fait signe du menton en direction d’une table où un ectoplasme de David Croquette est plongé dans la lecture de Kafka sur le rivage. Je le sais parce que je reconnais les poissons bleus sur la couverture du livre. Comme ceci va complètement à l’encontre des lois de la physique et de la raison, je n’y porte pas plus attention.

Je rejoins la salle à manger où depuis au moins cent ans on se marie, on enterre, on baptise, on mange du crabe, on joue au bingo, on danse comme des possédés, on lance des livres et des confettis, on joue sa vie dans une performance de karaoké, on se raconte des contes de peur, on s’organise des partys de famille, des résistances et des jours de l’an. Joue contre joue, je me souviens d’Élise Turcotte et de Jean-Paul D’Aoust au lancement du livre de notre Valérie très chère, chantant un tube d’Aznavour sur le mini stage aux rideaux de paillettes qu’entourent les tables de cette salle assez célèbre et chichement fenêtrée parce que si elle l’était, la vue ne serait pas commerciale. Le lieu est bas de plafond.  Il est ouvert sur la réception, fermée ce soir, mais je suis pas mal certaine qu’on peut louer une chambre pareil en s’informant au bar. Avant, l’hôtel était situé en face de la gare. Dans le temps, ça s’appelait Le Laval. Sur le site du cimetière se dressait la première église du village. Elle a brûlé en 1890. 

Pas un seul mangeur dans la salle à manger, pas de serveuse au comptoir, je passe la tête dans la cuisine et cet amour de Pout, qui mériterait un roman à lui tout seul, me donne mon sac de frites et appelle sa boss en train de faire l’inventaire dans la backstore. Lui il ne s’occupe pas de ça le cash, ça ne lui a jamais tenté de compter et de peser sur des pitons. La boss me tend le terminal pour que je glisse ma carte de crédit sur le paypass. Reconnaissance de puce, coupon. Dix secondes. «Merci bien, à bientôt». 

Je ressors par le bar. En me voyant apparaitre, David Croquette se lève et vient à ma rencontre. 

«Faudrait qu’on jase» qu’il m’annonce, «à propos de ce que tu m’as demandé l’autre jour, j’ai des informations qui pourraient t’intéresser.» «Merde, c’est tellement pas le temps», que je lui réponds très déconcertée, je lui montre mes frites, «le poulet est prêt, j’ai un deadline un peu serré.» «Je comprends ça», qu’il me dit, «je vais passer te voir plus tard.» Je ne me souviens plus pantoute d’avoir jasé avec l’ectoplasme de David Croquette. Je vois encore moins ce que j’ai pu un jour lui demander, mais je suis toujours preneuse d’informations et comme je sais qu’en chassant le surnaturel, il revient au galop, je ne m’embrasse pas trop de l’étrangeté de sa proposition. Je lui dis que c’est bien parfait, que j’ai hâte d’entendre ce qu’il a à me dire. «À tantôt, alors!» «À tantôt». 

En remontant la rue de l’église, je replie mes ailes autour de moi et les remonte sur mon cou pour ne pas attraper froid. Je plonge mon nez dans leur duvet. Le sac de frites réchauffe mes mains. Plusieurs étoiles percent les halos des lampadaires. Je pense à la nouvelle Dans la nuit noire de Joanie. 

Les possibilités qu’il existe d’autres planètes vivantes dans l’univers me paraissent si astronomiquement énormes qu’elles me semblent presque certaines. Quant à savoir s’il existe quelque chose de comparable à l’humanité ailleurs, je n’ai aucune certitude, mais je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas le cas. Cela étant, je ne suis pas du tout convaincue que nous soyons un must galactique. Folie de la croissance, hybris, soif de puissance, de vitesse, de virtuosité et d’exploit, hypersensibilité traumatique, disons que nous sommes assez mal équipés pour sauver notre peau. Sachant que l’écosystème planétaire se détraque et que les espèces disparaissent massivement, sachant les conditions de misères dans lesquelles vivent des milliards et des milliards d’individus, tout ça juste parce que nos sociétés fonctionnent sur des logiques d’exploitation des ressources humaines et naturelles, sachant toute la violence de l’histoire humaine, je pense que, parmi toutes les formes de vie possibles envisageables dans le cosmos, nous sommes probablement des animaux assez risibles et pathétiques. Des fous furieux du cerveau, égocentriques et irrationnels. De grands fabulateurs possédés par des délires et des pulsions, je me dis souvent que nous aurons besoin d’un gros bond cognitif pour survivre aux crises qui s’en viennent. 

Car je ne pense pas que nous éviterons l’écroulement du monde. Et les grandes morts qui l’accompagneront me rendent très triste. Si triste que même mon poulet bio local sent moins bon. 

En entrant, j’annonce que David Croquette passera nous voir plus tard et je demande aux enfants de lâcher Malcolm in the middle pour mettre la table. Ça résiste, mais je prends possession de la tablette et démarre un podcast de La planète bleue. La voix caverneuse d’Yves Blanc nous parle des applications contemporaines et des promesses de l’intelligence artificielle pendant que je distribue les frites dans les assiettes. «À table tout le monde». Le clan entoure le poulet. Je détache les cuisses et les ailes pour les gars, je tranche un beau morceau de poitrine blanche pour Rose et j’annonce que j’ai eu deux flashs d’écriture  pour notre projet du BREF en allant chercher des frites. Le premier serait la fantasmagorie d’un thriller spaghetti surnaturel au Bic. Le deuxième, en train de se préciser avec les propos et surtout, la voix de Yves Blanc, serait d’écrire une narration portée par une IA située au fond de la caverne de l’île au massacre. 

– Françoise P.-Cloutier

RÉFÉRENCE

Valérie Provost, Dix semaines et demie, Rimouski, Éditions Fond’tonne, 2018

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« À marée haute » – Un exercice de lenteur

Vous pouvez consulter le résumé de la nouvelle ici.

Il est rare que je connaisse déjà l’histoire d’un texte avant de l’écrire. La plupart du temps, mon élan premier est le personnage. Parfois, j’ai déjà le début d’une idée ou encore quelques mots. Mais presque jamais des actions, une intrigue. J’écris un peu comme je lis, et je découvre le récit au fur et à mesure.

Cette fois-ci n’est pas différente : j’avance dans l’histoire en ne sachant pas sur quoi je vais tomber. Seulement, c’est terriblement plus lent qu’à l’habitude. Je me retrouve plusieurs fois complètement perdue, à ne pas savoir ce qui va se passer, ni même s’il se passera quelque chose. Je me demande à de nombreuses reprises où s’en va mon texte, sans pouvoir trouver de réponse satisfaisante.

Le souci du détail

Je pense qu’une des difficultés avec ce texte est qu’il se déroule dans un endroit très spécifique. Dans le cas de « Water Lili », si la Pointe-aux-Anglais était présente, elle ne l’était pas tout le temps. J’y faisais référence de manière un peu plus vague et le récit se déroulait également dans d’autres lieux. Dans le cas d’« À marée haute », toute l’action se déroule sur la pointe et, plus particulièrement, dans les deux maisons tout au bout. Le récit, tout comme le personnage d’ailleurs, est vraiment imprégné de ce lieu.

Le problème, c’est que j’habite loin de la Pointe-aux-Anglais, à environ 4h de route. Quand j’entreprends l’écriture de cette nouvelle, cela fait déjà plusieurs mois que je n’ai pas eu l’occasion d’aller la visiter. J’en garde un souvenir assez marquant, mais j’ai l’impression qu’il n’est tout de même pas assez précis. Après tout, je n’ai marché dans la pointe que trois fois et observé les maisons que très rapidement. Je pourrais ne pas m’en soucier et laisser le texte se déployer, même si mes souvenirs ne correspondent pas entièrement au « vrai » lieu, mais j’en suis incapable. Pour une raison que j’ignore, j’ai besoin que le lieu dans mon texte soit fidèle à la réalité. Je ne veux pas qu’il y ait d’« erreurs » et je passe beaucoup de temps à m’assurer que je n’en ai pas fait. Pendant ce temps, je n’écris pas.

Être loin du lieu

Si j’habitais plus près, je pourrais me rendre à la Pointe-aux-Anglais, m’inspirer du lieu, vérifier des détails qui me chicotent, débloquer des choses. Comme c’est impossible, je me contente des (très) belles photos que Françoise a prises de la baie et des maisons ainsi que d’autres que je trouve sur internet. Je m’en sers pour me rappeler comment sont faits les porches, vérifier à quelle hauteur se trouvent les fenêtres, estimer à quelle distance de l’eau se situent les maisons. Je passe d’une photo à l’autre, je zoome, je dézoome.

Maisons de la pointe, hiver.jpg
Maisons de la pointe, hiver. Crédit photographique: Françoise Picard-Cloutier

Mais ce n’est jamais comme être sur place. Pour m’en donner l’illusion, je vais visiter Google Maps en mode Street View. Je marche sur le Chemin de la Pointe, je vais tout au bout, je pivote pour voir autour. Déjà, je me sens plus dans le lieu, mais tout ça a quand même ses limites : le Street View ne comprend pas la portion de la pointe où se trouvent les deux maisons. Je peux seulement les voir de loin, grâce à une série de photos 360º, prises à partir de la baie ou de l’île du Massacre.

Je passe donc une grande partie de mon temps d’écriture à aller et venir dans des répliques virtuelles de la Pointe-aux-Anglais, en tentant de m’imaginer qui peut être ce personnage que je suis en train d’inventer et que peut-il bien y faire.

Besoin de temps

Quand je remets mon texte à mes collègues, je ne suis pas satisfaite. Pourtant, j’aime bien le début et j’ai du mal à dire ce qui cloche exactement. Dans mon carnet, je me demande : « Où est-ce que ça s’est dégradé? » Le fil de la lecture me donne l’impression que quelque chose se perd, sans que je puisse déterminer quoi. Tout ce que je sais, c’est que je devrai le retravailler – beaucoup.

Je réalise un peu plus tard, en lisant les commentaires de Joanie, qu’il s’agit d’un problème d’enchaînement des actions. J’ai passé tellement de temps à trouver le personnage et à mettre en place l’histoire que j’ai dû faire vite, trop vite, vers la fin, pour terminer le texte dans le temps qui m’était imparti. Pour toutes sortes de raisons, ce texte aurait eu besoin que j’y consacre plus de temps. C’est ce que je ferai, au moment de la réécriture. J’ai déjà hâte de replonger.

– Valérie Provost

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« À marée haute » – Plonger dans un nouvel univers

Vous pouvez consulter le résumé de la nouvelle ici.

J’ai beaucoup de mal à commencer ce deuxième texte. Je me sens encore habitée par le personnage de « Water Lili », par son univers. J’ai besoin de temps pour m’en détacher et pouvoir passer à autre chose. Pendant les premières semaines, je n’écris rien.

Le déclic se fait grâce aux textes de Joanie (« Dans la nuit noire ») et de Camille (« Dans les bras de Satie »), qui m’aident à sortir de l’histoire familiale de Gaëlle et Lili. Leurs histoires étranges me font voir la Pointe-aux-Anglais différemment, comme un lieu qui se situerait tout près de la frontière qui sépare la vraisemblance du fantastique. Je termine ma première journée d’écriture avec une seule phrase : « Il se passe toujours des choses, la nuit, à la Pointe-aux-Anglais. » C’est le début d’une nouvelle histoire. Mais je n’ai aucune idée de qui la raconte.

Tout ça est très mince : une phrase, un lieu où « il se passe des choses » et aucun personnage. Autant dire que tout est possible. Je ne suis pas prête à me lancer dans l’écriture. Je dois continuer de chercher.

Le début de la tempête

Je ne sais pas comment, mais l’idée du naufrage s’insinue en moi. Je fais des recherches sur internet, je veux savoir si des bateaux se sont déjà échoués à la Pointe-aux-Anglais. Je trouve un site, Le cimetière du Saint-Laurent, qui répertorie les épaves entre Saint-Fabien et Matane. Dans ma recherche, je tombe aussi sur une nouvelle qui m’apprend que les restes d’une barque datant du 19e siècle sont apparus à marée basse, tout près d’une autre Pointe-aux-Anglais, sur la Côte Nord. Cette image restera avec moi jusqu’à la fin.

Tout cela est nouveau pour moi. Je ne connais pratiquement rien aux bateaux, à la mer, aux subtilités de la navigation. En fait, je ne m’y suis jamais spécialement intéressée. Comme c’était le cas lors de l’écriture de « Water Lili », mais peut-être plus encore, j’ai du mal à trouver un pont entre le nouvel univers qui se dessine lentement devant moi et le mien. Et encore une fois, mon premier réflexe pour trouver une porte d’entrée, c’est l’écriture des autres. Je pense tout de suite à une nouvelle que j’ai lue dans le recueil de ma collègue Joanie, Les trains sous l’eau prennent-ils encore des passagers?. Je retrouve le livre dans ma bibliothèque, puis le texte que j’avais en tête, « Écume ».

Cette nouvelle est comme une bouée : je peux enfin m’accrocher à quelque chose. J’écris ceci dans mon carnet :

En lisant « Écume », un flash : les maisons de la pointe. Et si on découvrait quelque chose sur une des galeries, au petit matin? Quelqu’un, quelque chose, un animal, qui se serait « échoué »?

Un soir d’orage?

Je note aussi quelques extraits de la nouvelle de Joanie, mais en particulier celui-ci, que je garderai comme épigraphe :

J’ai bu cette eau. Je l’ai sentie contre ma peau. Je l’ai vue se fâcher, souvent. Devenir d’encre à la surface, tandis qu’en dessous, au point le plus profond des courants glacés, toute sa colère se concentre, avant de remonter à la verticale en longs serpents salés, prêts à plonger leurs crocs dans le bois mou des embarcations. (p. 71)

À partir de ce moment, c’est clair pour moi : ma nouvelle se déroulera dans les maisons de la pointe. Il y aura une tempête et un naufrage. Et la voix qui les racontera en aura vu d’autres.

Comme un spectre

Habituellement, quand j’écris une nouvelle, très tôt, je sais qui est mon personnage. Même s’il n’est pas complètement défini et que j’ai parfois l’impression d’apprendre à le connaître durant toute l’écriture du texte, il l’est assez pour que je puisse le voir agir et, surtout, l’entendre parler. Cette fois, non seulement je mets beaucoup de temps à cerner la voix de mon personnage, mais il reste flou, presque invisible. À la fin d’une séance d’écriture, je note qu’il pourrait être « un spectre qui se cache dans la pointe ».

L’univers du spectre, en voilà un qui m’est plus familier, car je l’ai exploré dans le cadre de mon mémoire de maîtrise. D’un coup, reviennent à ma mémoire les personnages et les ambiances des deux romans d’Anne Garréta que j’y étudiais, Sphinx et Ciels liquides, mais aussi la contrainte que l’autrice avait adoptée dans le premier : ne jamais utiliser de marques de genre grammaticales lorsqu’il était question des deux personnages principaux. C’est décidé, je vais tenter la même chose.

J’ai maintenant mon personnage et, avec lui, une directive d’écriture, que je note ainsi dans mon carnet : « Écrire sous forme d’apparitions, de petites touches qui clignotent. »

– Valérie Provost

ŒUVRES CITÉES

Garréta, Anne, Sphinx, Paris, Grasset, 1986.

Garréta, Anne, Ciels liquides, Paris, Grasset, 1990.

Lemieux, Joanie, Les trains sous l’eau prennent-ils encore des passagers?, Montréal, Lévesque éditeur, 2015.

Carnets poïétiques - Ce que je sais des berges

« Dans les bras de Satie » – La complicité

Vous pouvez consulter le résumé de la nouvelle ici.

Parler d’écriture et de réécriture avec des complices-écrivaines : un privilège. 

Créer en équipe est d’ailleurs l’un des aspects les plus fascinants de ce projet. Tantôt, les échanges se font en personne, tantôt, virtuellement.

J’ai d’abord discuté du texte en cours – ou plutôt, facetimé, pour utiliser un néologisme qu’on aime, entre nous – avec ma sœur d’encrier, Lynda Dion https://www.hamac.qc.ca/nos-auteurs/lynda-dion-477.html. Une fois que j’ai eu trouvé le ton du texte, elle m’a convaincue de lui lire mon premier jet. Une chose que je ne fais jamais. Mais cette fois, parce que je pataugeais, j’y ai consenti.

Ses commentaires ont été éclairants : on ne voit pas assez le piano dans le paysage. On veut voir le contraste entre la musique et le paysage de la pointe aux Anglais, puisque le lieu est votre principale contrainte d’écriture. La culture et la nature; l’art et l’eau. J’ai donc travaillé le texte pour « montrer » davantage (show don’t tell, répétait Hemingway et répétons-nous constamment à notre tour, en atelier d’écriture), en ajoutant une description – qui  exacerbe l’atmosphère que je voulais camper.

« La scène était surréaliste. 

On aurait dit un pastel de Léonore Fini. 

Un antique piano roux se dressait dans les voiles du crépuscule rosé; un vieillard se confondait avec son fauteuil roulant, immobile devant la mer étale; un persan gris pâle au poil hirsute et aux yeux démesurés ronronnait sur ses genoux. Vos genoux. » (Deslauriers, « Dans les bras de Satie », inédit)

Puis, j’ai nommé les écueils liés à l’écriture de mon texte lors d’une pause café, chez moi, avec Joanie, membre de l’équipe du BREF qui demeure aussi à Rimouski. Ma hantise de revenir, encore une fois, à l’idée de noyade. L’idée d’un chat-passeur, qui resterait sur les genoux de l’homme en fauteuil roulant pendant toute la nuit, idée qui me rappelait la minuscule chatte grise, un peu hirsute, d’une ancienne collègue atteinte de la SLA, chargée de cours à l’Université de Sherbrooke, dans les années 2000. Car sa chatte l’accompagnait en classe, d’une part; de l’autre, c’était là une idée qui m’habitait, mais me paraissait redondante par rapport à mon autre projet d’écriture personnel en cours, le roman par nouvelles, Vieilles (titre de travail), où un chat-passeur pressent la mort et monte sur les résidentes d’une maison de retraite uniquement quand elles vont mourir… Le thème, toutefois, convenait à l’atmosphère que je souhaitais camper dans la nouvelle « Dans les bras de Satie », c’est-à-dire à la limite du poétique, de l’onirique et du surnaturel – une atmosphère qui rappellerait aussi les tableaux de Léonor Fini, l’une de mes sources d’inspiration. Alors : pourquoi se priver ? 

De fauteuil roulant en fauteuil roulant, de digression en digression, de café en café, ce soir-là, pendant notre conversation, Joanie m’a de nouveau raconté cette anecdote de voyage qu’elle avait vécue il y a quelques années : pendant les Ateliers d’écriture de Muret, offerts par le Prix du Jeune Écrivain de langue française, elle et ses comparses d’ateliers avaient trouvé un mort dans un parc public – un homme affalé dans son fauteuil roulant – et les policiers ne les avaient pas crus quand ils avaient téléphoné aux services d’urgence français. Elle m’a aussi parlé de son désir d’écrire sur la nuit, un espace-temps que nous n’avions pas encore exploré dans le projet, lors de la rédaction de la nouvelle « Dans la nuit noire ». 

Autant de mini détails d’une discussion entre complices qui peuvent – et qui se sont – cristallisés dans le texte en cours, comme des échos à notre conversation.

Enfin, ce conseil commun de mes deux amies, au sujet du piège de l’énumération, un tic d’écriture dont je dois me méfier dans tous mes textes depuis le recueil Les ovaires, l’hypothalamus et le cœur.

Oui, parler d’écriture et de réécriture avec des complices fait définitivement partie et fera dorénavant définitivement partie intégrante de mon processus créateur.

C’est par ailleurs un constat intéressant, pour la prof de création littéraire que je suis : après tout, c’est ce qu’on exige des étudiant.e.s en atelier, lors des discussions qui ont lieu pendant les critiques collectives. Aurais-je donc été, toutes ces années, une prof qui ne faisait pas elle-même ce qu’elle demandait aux autres ?

– Camille Deslauriers